Philippe Madeline et Jean-Marc Moriceau, 2010, Un paysan et son univers. De la guerre au marché commun. Paris : Belin, 429 pages.

Pour écrire Un paysan et son univers. De la guerre au marché commun, Philippe Madeline (géographe) et Jean-Marc Moriceau (historien) ont exploité la source que constituent les agendas de Pierre Lebugle (1922-2009) cultivateur à Survie, dans le Sud du Pays d’Auge.

L’ouvrage débute par la rencontre avec ce personnage qui remplit des carnets depuis son certificat d’études en 1935 et note quotidiennement dans des agendas qu’il a conservés les menus faits de sa vie de paysan entre 1941 et 1971. A partir de cette source, complétée de documents collectés auprès de Pierre Lebugle et de ses filles (photographies familiales, archives locales), les deux auteurs restituent avec précision, et toujours avec empathie, l’univers d’un homme qui « bon spectateur des courses cyclistes, des rencontres de football ou de films populaires […] l’a été aussi de l’évolution économique générale, de l’intégration agro-industrielle » (p. 378). La troisième partie de l’ouvrage (p. 253-374) propose la transcription de l’intégralité des agendas que Pierre Lebugle prêta aux deux chercheurs.

Philippe Madeline et Jean-Marc Moriceau n’ont pas pris ces écrits du travail paysan pour objet d’étude à proprement parler. Néanmoins leur approche micro-historienne de mutations agricoles vécues par un acteur qui s’en tint prudemment à l’écart, laisse transparaître des dimensions de son travail. Le chapitre Au milieu des bêtes (p. 125-145) est emblématique de cette enquête qui, traquant à partir des agendas changements et continuités dans le mode et les techniques de production, dévoile le travail de l’exploitant auprès des animaux qu’il élève.

Le travail, c’est par exemple régler sa distance aux animaux de façon différente en fonction des catégories et des individualités : « Si les bœufs et les veaux traversent les pages de manière anonyme – en dehors du taureau « Toto » -, les vaches ont une identité bien établie » (p. 127). « L’attachement de Pierre Lebugle à certaines de ses vaches est d’autant plus intense qu’à la différence de nombreux exploitants augerons, il participe lui-même à la traite. C’est dans ces circonstances qu’éclatent les vertus de Lisette, « la plus tendre de toutes nos vaches » comme il l’écrit à sa femme Madeleine dans une lettre qui complète les agendas » (p. 129).

Le travail, c’est aussi l’alimentation et l’entretien des animaux rythmés par la mise à l’herbe et le logement à l’étable, avec des « entorses faites au calendrier en faveur de certains animaux » (p. 136), les tâches supplémentaires qu’impose l’« hibernation ».

Le travail, c’est prendre soin de tous ces êtres que n’épargnent ni la bronchite, ni la fièvre aphteuse. « Dans toute sa carrière, jamais [Pierre Lebugle] n’a été si disert : 5 juillet 1952. L’après-midi Brunette est prise de la fièvre aphteuse. 9 juillet 1952. Fait venir le vétérinaire à Brunette. Petit Blond est prise. 11 juillet 1952. Fait venir le vétérinaire à Bruette. 12 juillet 1952. Brunette crève à midi. 13 juillet 1952. La Gacé est prise ainsi que la Radigue et Négrette » (p. 138).

Enfin, le travail, c’est aussi savoir que tout cela ne trouvera que de façon bien incertaine une rétribution financière ; c’est vivre avec cette incertitude. « Dans ces transactions [auprès de négociants en viande], rien n’est déterminé à l’avance. Même pour un petit producteur placé en amont de la chaîne de commercialisation, les réactions ne sont pas assurées. On ne fait pas toujours affaire » (p. 144).

Tout l’ouvrage, attachant et, qui plus est, richement illustré (reproduction de pages d’agendas, reproduction de photographies, cartographie, infographie) peut être ainsi lu en se demandant : qu’est-ce que le travail de Pierre et de Madeleine Lebugle ? Qu’est-ce que les carnets de Pierre Lebugle et la lecture qu’en font les deux auteurs nous enseignent, pour nos temps actuels, du travail avec les animaux, et plus généralement, du travail – qui se fait toujours avec autrui ?

Post-scriptum : pour une approche des écrits du travail paysan, voir les travaux de Nathalie Joly, maîtresse de conférences à AgroSup Dijon, notamment :

Nathalie Joly, 1997, Écritures du travail et savoir paysans. Aperçu historique et lecture de pratiques. Les agendas des agriculteurs. Thèse en sciences de l’éducation, Université Paris-X Nanterre, 9 décembre 1997, sous la direction de Jacky Beillerot.

Nathalie Joly, 2014, L’écriture comme travail. Des éleveurs face aux exigences de traçabilité. Le travail en agriculture : son organisation et ses valeurs face à l’innovation. Paris, L’Harmattan.

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« Avec d’aussi modestes effectifs, les bêtes de Pierre Lebugle conservent pour leur maître une personnalité sans doute plus marquée que chez les exploitants plus importants » (Madeline et Moriceau, 2010, p. 126). Photographie de l’ouvrage de Philippe Madeline et Jean-Marc Moriceau, ouvert à la page 127.

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