écritures géographiques

Géraldine Millo présente, du 04 novembre 2018 au 20 janvier 2019, au Point du Jour à Cherbourg, L’Orientation, un parcours avec une collégienne en apprentissage professionnel dans la région de Fécamp.

Dans L’Orientation, à travers textes, photographies et fragments d’un film, on découvre les rêves et les incertitudes d’Éléonore, aux prises avec l’institution scolaire, les déterminismes et ses propres désirs. En écho, sont présentées des photographies d’une précédente série, Les Héritiers, consacrée à des élèves en lycée professionnel. Cet ensemble forme le portrait d’une jeunesse en formation, socialement peu considérée (présentation du travail par le Point du Jour).

Photographe et enseignante-chercheure en théorie de l’art et esthétique à l’Université de Paris 8, Géraldine Millo travaille particulièrement sur l’école, les mutations des espaces du travail ou encore la représentation du monde ouvrier. Elle photographie des jeunes scolarisés dans l’enseignement professionnel et intervient souvent en milieu scolaire, sous la forme de résidences et d’ateliers de création ; par exemple au lycée agricole du Neubourg dans la Seine-Maritime en 2010 ou actuellement au collège de Saint-Jean-de-Daye dans la Manche.

La photographie reproduite appartient à une série intitulée Sylvestre, placée au sein d’un ensemble plus vaste appelé Les Héritiers, en référence à l’ouvrage de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron (Les Héritiers. Les jeunes et la culture, 1964). Mais Géraldine Millo cherche avec ces photographies à représenter la « tension des cadres et des individus », la façon dont ces jeunes en filière professionnelle courte vivent « l’épreuve des cadres scolaires, sociaux et professionnels » (Millo, 2015).

Elle présente ainsi cette série : « Dans Les héritiers, l’école professionnelle est abordée comme un fait social total dans la mesure où en elle, se circonscrivent une conception de la jeunesse, des modalités de son insertion dans la vie sociale active et une pensée des rapports de places, sinon de classes, au sein d’une société singulière. Le fonctionnement de l’école, son histoire et la manière dont elle est perçue dessinent un portrait de notre société, notre propre héritage social et nos perspectives d’avenir. Cette série s’est construite par cercles concentriques : au cœur se trouvent les jeunes et la formation professionnelle, dans chaque cercle les univers professionnels vers lesquels ils vont. Ainsi Les héritiers sont un ensemble de photographies extraites des séries Anima, Sylvestre, Prendre la mer, Dedans/Dehors, Les mousses, Tidy Bodies, 10m2, qui travaillent chacune sur un environnement professionnel, ses travailleurs, ses machines, son rapport à l’environnement, ses tenants imaginaires et symboliques, son histoire et l’histoire de ses représentations. Ces recherches toujours actives sont mes carnets de classement, un programme de travail, une collection ».

Certaines photographies de Sylvestre me font penser à Bastien, scolarisé en classe de troisième dans un collège rural du Calvados. Son professeur d’histoire-géographie en a fait le portrait en classe de géographie, dans le cadre d’une recherche collective. Cette recherche visait à expérimenter des situations d’enseignement sur la France en géographie permettant aux élèves, à rebours d’un cadrage institutionnel insistant sur leur supposé manque de repères, de se projeter dans cette géographie et, à leur manière, de l’écrire 

Le dispositif consistait à ce que les élèves piochent à leur gré dans un corpus de textes et d’images divers proposé par le professeur pour représenter sur une affiche ce qu’est la France pour toi.

Voici ce qu’a écrit Emmanuel Dugué, ce professeur, à propos de l’affiche de Bastien :

Le titre de l’affiche de Bastien La France sous toute sa splendeur pourrait inaugurer une célébration des paysages français, mais il se prolonge par le choix de deux images dont l’auteur est Raymond Depardon, et l’expression d’un jugement personnel de beauté :  » j’ai emprunté cette image car c’est un très bel endroit que je trouve très joli ». Bastien a aussi sélectionné un extrait d’un texte de Pierre Sansot : « la France est surtout un rêve, un nom, une odeur, une somme d’images, de couleurs, de brises, de, de vignes patiemment entretenues », ce qu’il justifie ainsi : « j’ai choisi le texte de Pierre Sansot car je trouve que tout ce qu’il évoque sur la France, que ce soit rural ou urbain, est tout à fait vrai et qu’il a bien raison ». Du texte de Michel Lussault, géographe, il affirme : « je pense qu’il a raison sur le statut de la France quand il dit que la France a un environnement hétéroclite, hasardeux, ou rien n’est vraiment bien, mais où tout est là. Je pense qu’il réfléchit et qu’il écrit avec son cœur et que c’est ça qui fait toute la différence ». Bastien tient un discours où la France est faite de lui, de ses centres d’intérêt, de son rapport à l’espace qui est d’abord un rapport sensible. Bastien aime pêcher, chasser mais surtout être dans la nature. Il souhaite en faire un élément de sa vie professionnelle future, par exemple technicien de la faune sauvage ou travailler pour l’ONF. Ainsi sa France serait une France des grands espaces, une France américaine, une France Into the Wild en quelque sorte.

Dans ce moment suspendu, sur son lieu d’apprentissage entre jeu et travail, j’ai l’impression de voir Bastien.

Pour aller plus loin 

Des articles de Géraldine Millo 

Pratiques. Cahier de la médecine utopique, 2015, https://pratiques.fr/Geraldine-Millo-photographe

Géraldine Millo, 2014, Pour une lecture complexe des espaces portuaires, Carnets de géographes [En ligne], 7, mis en ligne le 01 juin 2014. URL : http:// cdg.revues.org/523

Geraldine  Millo, 2016, Le documentaire critique  et  la  représentation  du  travail  ouvrier. Images du travail Travail des images. URL : http://09.edel.univ-poitiers.fr/imagesdutravail/index.php?id=795

Des travaux photographiques et interventions de Géraldine Millo :

Sur le site de l’agence Signatures : http://www.signatures-photographies.com/vitrine/fr/photographer/geraldine-millo

Sur l’exposition de la série Héritiers au Lycée agricole du Neubourg (novembre 2015-janvier 2016) : http://www.poleimagehn.com/archives-expositions-hors-les-murs/item/les-heritiers-2

A propos de la résidence de Géraldine Millo au collège du Marais de Saint-Jean-de-Daye où elle anime un atelier auprès de la classe de 3eC :  https://www.ac-caen.fr/mediatheque/environnement_educatif/action_culturelle/actualites/dispositifs_clg_marais_expo_regarder_voir.pdf

A propos de jeunes en formation technique et de la dimension genrée des parcours d’adolescent.e.s dans les filières professionnelles :

Clotilde Lemarchant, 2017, Unique en son genre. Garçons et filles minoritaires en filières techniques. Paris : Presses Universitaires de France.

Et pour retrouver Bastien, d’autres adolescent.e.s et des professeurs d’histoire-géographie, à propos de la France en géographie :

Emmanuel Dugué, 2014, De la France faire lieu : travailler sur les rapports d’identification à la France. In : Jean-François Thémines (dir.), 2014, La France en classe de géographie. Propositions d’élèves et de professeurs. Paris : L’Harmattan, p. 143-166.

Jean-François Thémines et Anne-Laure Le Guern, Définir la France en géographie : des professeurs et des élèves au travail dans l’enseignement secondaire, Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Epistémologie, Histoire de la Géographie, Didactique, document 700, mis en ligne le 21 décembre 2014. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/26621