« « Racontez-moi votre travail. ». Il a reculé sa chaise. Il tourne l’écran vers moi à contre-jour, il sélectionne le fichier prestataires, puis saisit son identifiant et mon numéro matricule. Par où je commence ? Si j’aime ou non, et comment j’en suis arrivé là ? On réfléchit dans ces cas-là, on pense par ajustements. J’interviens à l’ouverture des générateurs de vapeur. Pour l’ouverture, on n’a pas besoin de porter la tenue complète. La contamination est à l’intérieur. J’explique qu’on fait équipe à trois ou quatre. On se relaie pour poser les plaques qui assurent l’étanchéité avec le circuit primaire, comme ça, quand les collègues remplissent la piscine pour décharger et recharger la cuve en combustible, l’équipe qui contrôle les tubes du générateur est au sec et peut intervenir. A la fin du chantier, ils vidangent la piscine. On dépose les plaques avant la remise en eau définitive des circuits. Beaucoup n’aiment pas ce travail. Ils le font une fois, deux fois, et on ne les revoit plus. A cause du circuit primaire. Ils disent que c’est trop dangereux. Effectivement, c’est dangereux, mais il faut bien le faire, et quand on accepte ce genre de contrat, des missions on en trouve partout. Vous franchissez le seuil d’une agence, et c’est signé. Les agences d’intérim poussent autour des centrales comme des champignons, après des mois de galère on se laisse prendre par la facilité : vous entrez, c’est signé.

Mon curriculum à l’écran, tout mon parcours en centrale depuis dix mois, les habilitations, le bilan radiologique, l’incident d’hier, d’une main sur le clavier, il fait défiler les pages. La table d’examen est installée au fond de la pièce derrière une demi-cloison. Pendant que je me déshabille, il m’explique qu’il va falloir que je revienne demain et après-demain pour un suivi. Et vendredi, on reconstitue l’incident sur le simulateur. On se verra avant. D’accord. Quels sont vos projets ? Je lui dis, en avril le Blayais, et en mai Tricastin » (Filhol, p. 23-24).

Ainsi Elisabeth Filhol articule-t-elle dans La centrale des échelles que les descriptions de sciences sociales tendent à disjoindre, du fait de leurs ancrages disciplinaires et des contextes méthodologiques et programmatiques qui orientent les descriptions dans ces disciplines.

Dans le passage cité qui évoque la série d’examens subie par un travailleur intérimaire DATR (Directement Affecté aux Travaux sous Rayonnements) après un incident en intervention, se télescopent deux bornes scalaires dont l’une est familière en géographie, quand l’autre l’est davantage en psychologie du travail.

L’échelle de la description classique en géographie est celle des aménagements liés à la production d’énergie nucléaire, de la carte des implantations de centrales que l’on reconnaît dans La centrale. Cette échelle y est présente telle qu’elle est vécue, dans le travail sur les chantiers de révision conduits pendant les arrêts de tranche, dans les habitats temporaires en camping pendant ces périodes d’intérim enchaînées d’un site à l’autre, pendant les trajets autoroutiers pour rallier une centrale depuis une autre centrale.

« Rien de spectaculaire. Celui qui ne sait pas passe son chemin. Une installation industrielle de plus, qui se détache sur le bleu ou se fond dans le gris du ciel, il n’y a rien à voir d’autre […] Tout autour les marais. Des terres mises en culture, d’autres réhabilitées en zones humides sur le trajet des migrateurs et classées en réserve – de chasse ou ornithologique. A cause de cette vue dégagée devant soi, de l’étendue des installations, de la largeur du fleuve, etc., à cause de cette impression d’espace, par un télescopage bizarre, une sensation de silence. A cause aussi du poids. Du contraste entre ces espaces vides et la masse tangible, en milliers de tonnes, du béton. Un bruit bas à bas bruit, que n’importe quel autre bruit couvre sans peine, le vent dans les arbres, les rares véhicules en transit, jusqu’aux voix des pêcheurs, et qui se dissout très vite – quand on marche le long de la digue […] » (Filhol, p. 15).

L’échelle de la description, plus familière en médecine du travail et dans les approches cliniques de l’activité, est celle du corps du travailleur, outil, condition et produit de son activité, entité perçue et vécue par le filtre de cette activité, des normes qui l’encadrent, des pratiques qui la constituent, des regards qu’en quelque sorte elle instruit et de l’état psychique qui résulte de tout cela.

« DATR. Directement affecté aux travaux sous rayonnements. Avec un plafond annuel et un quota d’irradiation qui est le même pour tous, simplement certains en matière d’exposition sont plus chanceux que d’autres, et ceux-là traversent l’année sans épuiser leu quota et font la jonction avec l’année suivante, tandis que d’autres sont dans le rouge dès le mois de mai, et il faut tenir juillet, août et septembre qui sont des mois chauds et sous haute tension, parce qu’au fil des chantiers la fatigue s’accumule et le risque augmente, par manque d’efficacité ou de vigilance, de recevoir la dose de trop, celle qui va vous mettre hors-jeu jusqu’à la saison prochaine, les quelques millisieverts de capital qu’il vous reste, les voir fondre comme neige au soleil, ça devient une obsession, au réveil, au vestiaire, les yeux rivés sur le dosimètre pendant l’intervention, jusqu’à s’en prendre à la règlementation qui a diminué de moitié le quota, en oubliant ce que ça signifie à long terme. Chair à neutrons. Viande à rem » (Filhol, p. 16-17).

Un des défis d’une approche pluraliste du travail avec la géographie sociale – pluraliste par la contribution de savoirs divers, produits par des chercheur.e.s, des travailleur.e.s, des médecins, travaillant ensemble à la documentation des cas – consiste, précisément, à n’évacuer indûment aucune échelle spatiale pertinente pour cette documentation.

Pour aller plus loin

Sur le travail dans les centrales nucléaires

Elisabeth Filhol, 2015 (première édition 2010), La centrale, Folio, 132 p.

Pascale Trompette, 2002, « « Un rayon de soleil dans l’atelier… » Le quotidien du travail dans une usine nucléaire », Terrain, n° 39, p.49-68. URL : https://journals.openedition.org/terrain/1426

Sur les approches du travail en littérature

Ecrire le travail, 2011, Dossier Initiales, n°25, publié avec le concours du Centre national du livre. URL : http://www.ledireetlecrire.com/1/upload/ecrireletravail_initiales.pdf

Sur le projet d’une analyse pluraliste du travail avec la géographie sociale

Jean-François Thémines et Anne-Laure Le Guern, 2018, Analyse du travail et géographie sociale. Des outils pour agir. Londres : ISTE Editions.

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Elisabeth Filhol, La centrale (2015, p. 15) : Rien de spectaculaire. Celui qui ne sait pas passe son chemin. Une installation industrielle de plus, qui se détache sur le bleu ou se fond dans le gris du ciel, il n’y a rien à voir d’autre. Civaux, mai 2018. Photographie : Anne-Laure Le Guern et Jean-François Thémines

 

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