Où va la France populaire ? est le titre d’un court ouvrage coordonné par Nicolas Duvoux, sociologue à l’université Paris 8, chercheur au CRESPPA-LabTop, rédacteur en chef de laviedesidées.fr et codirecteur de la collection où paraît cet ouvrage et par Cédric Lomba, sociologue, directeur de recherches au CNRS, chercheur au CRESPPA-CSU (présentation et sommaire : https://laviedesidees.fr/Ou-va-la-France-populaire.html)

Cet ouvrage documente la fragmentation de la classe ouvrière en France à partir des évolutions du travail, des trajectoires d’emploi et de précarité des personnes, de leurs mobilités résidentielles, de leurs aspirations, de leurs pratiques culturelles.

Un des chapitres écrits par deux jeunes sociologues : Carlotta Benvegnù et David Gaborieau est consacré au secteur de la logistique qui, depuis les années 1980, constitue un des secteurs porteurs pour les mobilités d’emploi ouvrières masculines. Ce chapitre s’intitule : Au hasard de la logistique. Quand les mobilités ouvrières passent par l’entrepôt. Il est en libre accès sur le site de la Vie des idées : https://laviedesidees.fr/Au-hasard-de-la-logistique.html

La mondialisation des réseaux de production de biens de consommation s’est accompagnée d’un développement de la logistique, censée assurer la fluidité maximale des mouvements de produits, des lieux multiples de production, de montage et de conditionnement des biens aux lieux de leur consommation. Et ce 24 heures sur 24 autour du globe. Cette fluidité implique, sur les plateformes logistiques, des tâches de manutention, répétitives et pénibles, sur des horaires décalés, parfois de nuit, soumises à des quotas de production, dans des entrepôts où les ouvriers stockent, trient, étiquettent, emballent les colis.

Les auteurs décrivent les trajectoires de ces ouvriers ainsi que leur expérience du travail en s’appuyant sur des cas de personnes rencontrées lors de deux enquêtes ethnographiques, l’une dans la logistique pour la grande distribution alimentaire et l’autre dans les plateformes du courrier express.

Outre la typologie de ces trajectoires et expériences du travail qu’incarnent des descriptions de cas (Les logisticiens convertis : s’efforcer d’y croire ; Les anciens : des ouvriers respectables ; Les intérimaires : des jeunes « débrouillards »), le chapitre a l’intérêt de donner à voir un aspect de la dimension spatiale du travail dans ces « usines à colis » : la hiérarchie des postes qui oriente l’aspiration à la mobilité, des postes repoussoirs aux postes les plus convoités.

« Le sentiment d’avoir quitté un repoussoir [le travail posté dans des usines de chaussures pour un ancien, d’autres boites, genre l’agro ou le déchet, pour un jeune intérimaire] ne résiste pas longtemps au travail en entrepôt, la logistique comprenant elle aussi de nombreux postes pénibles dont chacun cherche à s’extraire. Les postes repoussoirs de l’entrepôt sont ceux qui concentrent le plus de manutention : préparation de commande, magasinage, tri de colis, chargement-déchargement ou emballage. Pour s’en éloigner, il faut atteindre des postes à proximité qui restent des postes ouvriers mais où la pénibilité se fait moins durement ressentir, comme les postes de cariste, agent de quai, contrôleur ou opérateur de saisie. Ceux qui y parviennent présentent cette mobilité comme une trajectoire inéluctable » (Benvegnu et Gaboriau, 2019).

L’image est absente du chapitre ; mais pas des préoccupations de ces chercheur.e.s et d’autres qui produisent maintenant des matériaux visuels pour documenter ces espaces de vie et de travail souvent inaperçus.

La question de l’image concerne d’abord l’image sociale produite par les entreprises du secteur. « La logistique a particulièrement soigné sa façon de se présenter ces vingt dernières années. Surfant sur la vague symbolique de la désindustrialisation et sur le nouveau champ sémantique qui l’accompagne, le secteur a entrepris de se construire une image de modernité et de technicité » (Benvegnu et Gaborieau, 2017, p. 68).

C’est cette image que construisent les paysages de la logistique enquêtés par une équipe d’une douzaine de chercheur.e.s issu.e.s de la sociologie, de l’histoire, de la géographie et de la photographie en région parisienne, à Orléans, dans la région métropolitaine de Francfort et à Kassel (projet Worklog : https://worklog.hypotheses.org/)

Voici ce qu’en disent deux de ces chercheures impliquées dans un observatoire photographique des espaces de la logistique.

Hortense Soichet (photographe, docteure en esthétique, associée au Lab’Urba, Université Paris-Est Marne-la-Vallée) : Ma participation au projet Worklog répond à une curiosité inspirée par ces espaces où l’on se rend rarement par hasard et qui souffrent d’un déficit de représentation. Ils sont la part invisible de nos villes, les coulisses de l’économie permettant l’approvisionnement des principaux centres urbains. Derrière les façades ondulées semble se jouer l’avenir d’un monde ouvrier en pleine mutation que cette recherche va me permettre de découvrir et de donner à voir.

Cécile Cuny (sociologue à l’École d’Urbanisme de Paris, chercheure au Lab’urba) : Ma rencontre avec les zones logistiques se fait dans les bureaux de personnes chargées de les planifier ou d’en faire la promotion. Elles suscitent des récits ambigus : mes interlocuteurs regrettent les industries défuntes ou les anciens terrains agricoles qu’elles sont venues remplacer, mais se consolent en avançant que la logistique serait devenue plus intelligente et plus propre que par le passé, qu’elle serait productrice de valeur pour le territoire comme pour l’économie globale. Les chiffres s’accumulent : surfaces, emplois au mètre carré, tonnages, distances parcourues, temps de livraison attestent d’une industrie en plein essor et performante. Sur les images satellites, j’ai vite appris à repérer les concentrations d’entrepôts : petits amas blancs en périphérie des grandes agglomérations et à proximité des infrastructures de transport, elles sont ces lieux où les citadines affairées et les flâneurs mettent rarement les pieds. Vues de plus près, les zones logistiques me font l’effet de petits circuits intégrés : les petites pattes des camions accrochées aux boîtes des entrepôts me fascinent tout en me laissant perplexe. Des usines du 21e siècle ? Un monde d’automates et de robots intelligents ? Des ouvriers soumis à la chaîne invisible des flux ? Les images vont bon train.

C’est aussi cette image de technicité et de modernité que construisent les iconographies mobiles de la logistique portées par les camions de transport international croisés sur les autoroutes, les routes, les ronds-points et les abords des plateformes logistiques de périphérie d’agglomérations ; iconographies mobiles qu’avec Anne-Laure Le Guern nous avons pu présenter et analyser lors d’une conférence au Festival International de Géographie de Saint-Dié en 2015, intitulée Le camion-géographe de la route au monde : imaginaires et territoires.

A ces images lissées d’un monde de flux sans frontières et de plateformes discrètes, il faut le contrepoint d’images de transformations du travail des routiers (https://jeanfrancoisthemines788063388.wordpress.com/2018/11/18/enqueter-le-travail-des-routiers-des-relais-routiers-aux-recoins-caches-des-plateformes-de-transport/) et des manutentionnaires, que les questions morales sur la nature de ce travail transformé et ce qu’il fait d’eux n’épargnent pas (Benvegnu et Gaborieau, 2019).

Pour aller plus loin sur le travail et les images de la logistique

David Gaborieau, 2018, Des usines à colis. Trajectoire ouvrière des entrepôts de la grande distribution. Thèse de doctorat de Sociologie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Carlotta Benvegnù et David Gaborieau, 2019, Au hasard de la logistique. Quand les mobilités ouvrières passent par l’entrepôt. In : Nicolas Duvoux et Cédric Lomba, Où va la France populaire ? Presses Universitaires de France/Vie des idées, 2019, 107 p. URL : https://laviedesidees.fr/Au-hasard-de-la-logistique.html

Carlotta Benvegnù et David Gaborieau, 2017, Produire le flux. L’entrepôt comme prolongement d’un monde industriel sous une forme logistique. Revue Savoir/Agir, n°39, p. 66-72. URL : https://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2017-1-page-66.htm

WORKLOG – Les mondes ouvriers de la logistique. Dialogue autour d’un observatoire photographique. URL : http://www.flux100.cnrs.fr/spip.php?article14

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Le camion, le monde et le rond-point. Une image bien visible du secteur logistique et du monde tel que ses entreprises veulent qu’on le voit. Photographie : Anne-Laure Le Guern et Jean-François Thémines, 15 mars 2007, un rond point dans la zone d’activités de Limoges Nord.