L’estuaire à Honfleur

Les grands estuaires européens sont des territoires complexes. Cette complexité est liée à la rupture entre les espaces maritime et continental ; ce sont donc des lieux d’enjeux et de conflits pour les divers acteurs qui structurent leur territoire. Ils présentent des formes récurrentes d’organisation de l’espace et des dynamiques communes : à une logique amont-aval traditionnelle pourrait désormais se substituer une logique rive droite-rive gauche,  écrivaient Madeleine Brocard et Bruno Lecoquierre dans la revue Mappemonde en 1995. Ils représentaient l’évolution de ces grands estuaires européens, de manière schématique, à l’aide d’un « chorotype ». On peut essayer de placer, sur cette représentation cartographique d’un chorotype d’estuaire européen, les grandes structures et dynamiques de l’estuaire de la Seine.

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Auteurs : Madeleine BROCARD, Bruno LECOQUIERRE, Pascal MALLET, 1995, Le chorotype de l’estuaire européen, Mappemonde, p. 6-7.

La logique rive droite-rive gauche a cependant déjà participé à construire l’estuaire de la Seine au XIXe et début du XXe siècles, comme en témoignent les traversées qui se développent avec les pratiques de loisirs.

Ainsi en rend compte Armand Frémont :

L’estuaire contemple l’estuaire, le peintre est face à son modèle comme jamais, et chacun face à sa propre vie. Ici, tout est doublet, regarde en face, miroir de l’autre. Sainte-Adresse la bourgeoise, l’aristocratique, l’ensoleillée, au-dessus du Havre, la travailleuse, l’embrumée, l’enfiévrée de maladie et de misère. Et la Côte de Grâce, la belle, la champêtre, la toute verte sous ses ombrages, à deux pas de Honfleur, la maritime, la gigolette, la poissarde. Et Le Havre qui se développe sans cesse face à Honfleur qui s’endort sur son passé. Les deux rives sont proches, à se connaître et se reconnaître intimement, mais éloignées par la traversée de l’estuaire que ne franchit aucun pont. L’« autre côté de l’eau », comme ils disent, c’est à la fois le voisinage et l’ailleurs, le travail au Havre pour les gens de Honfleur, la promenade à Honfleur pour ceux du Havre. En face, l’autre soi-même, le bonheur peut-être. Les peintres ont croisé ces regards. La traversée de l’estuaire est mieux que le voyage d’un jour, quelque chose de rare comme une initiation (Armand Frémont, 1994, « Un rivage de grâce », in : Désir de rivage de Granville à Dieppe, p. 41).

Ce qui peut, cartographiquement, se représenter ainsi (Jean-François Thémines, 2011).

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L’estuaire comme territoire. Auteur : jean-François THEMINES, 2011, Savoir et savoir enseigner le territoire. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, page 131

Cette logique rive droite-rive gauche a changé d’échelle avec le franchissement de l’estuaire par le Pont de Normandie. A Honfleur, les activités autres que touristiques se sont en partie déplacées en arrière de la ville, vers l’autoroute A29 et le Pont de Normandie.

Se promener à Honfleur aujourd’hui, c’est circuler dans ces géographies successives. Des objets invitent à cette circulation. Il suffit de s’y attacher. En voici quelques-uns.

Un banc

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Photographie : Anne-Laure LE GUERN, 17 novembre 2019

Le long de la route de la côte, des bancs. Des bancs pour regarder l’autre côté, comme depuis qu’il existe des pratiques touristiques dans cet estuaire… Ce matin, la rive droite est dans la brume tandis que la rive gauche et l’estuaire sont dégagés. Les cheminées de la centrale thermique du Havre dépassent de la brume ; l’une des deux envoie un panache bleu vers les nuages.

Des caisses à poisson

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Quai du bassin d’Honfleur. Photographie : Jean-François THEMINES (17 novembre 2019)

Au bord du port de pêche, des caisses empilées… On est bien rive gauche, car si, depuis 1996, Le Havre – juste en face – dispose d’un port de pêche qui vient d’être inauguré, l’activité de pêche est d’abord située à Honfleur, d’où des terre-neuvas partent pêcher la morue du XVIe au XVIIIe siècle. On est aujourd’hui loin des campagnes de plusieurs mois qui conduisaient les équipages d’abord à Brouage, La Rochelle ou Oléron pour charger le sel avant d’arriver sur les lieux de pêche. La pêche est côtière ; ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas dangereuse dans un estuaire à la météorologie capricieuse et à la circulation dense. Les bateaux (une quinzaine de bâtiments) sortent le temps d’une marée et vendent leurs prises (des soles, des turbots, des maquereaux, des coquilles, des crevettes grises) à la débarque sur le quai de la Quarantaine. Les caisses vides empilées sur le quai donnent des indications géographiques de l’organisation de cet espace halieutique proche, normand (Granville), breton (Erquy, La Turballe), vendéen (Saint-Gilles Croix de Vie) et flamand (Ostende, Zeebrugge).

Des pavés

Du bassin à la zone d’activités qui commence de l’autre côté de la jetée Est, l’aménagement actuel fait une transition entre la fonction touristique, la fonction de pêche et la fonction de production industrielle. Des objets à regarder sont les pavés.

Près du vieux bassin où séjournent des bateaux de plaisance, un pavage lisse, régulier et jointif de granite gris clair prolonge celui qui est utilisé dans la zone piétonnisée de la vieille ville. Il s’insère dans le pavage de grès rouge, plus irrégulier, moins jointif et plus ancien qui a été conservé autour du bassin de pêche et dans la zone d’activités qui le jouxte à l’Est. Entre deux, les petits bâtiments de la capitainerie du port ont été parés tels des cabines de bain de plages voisines.

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Les deux pavages à proximité du Vieux Bassin d’Honfleur. Photographie : Jean-François THEMINES (17 novembre 2019)

Quand on entre dans la zone d’activités, les locaux de l’entreprise ACMH nous montrent les mutations d’une construction navale aussi ancienne que l’activité de pêche à Honfleur. ACMH (Ateliers Construction Mécanique Honfleur) a été créée en 1930 pour la construction de bateaux de pêche. Elle prolonge la tradition de chantiers navals, dont les paysages ont attiré des peintres précocement passés par l’estuaire, entre autres Camille Corot (vers 1823) et Johan Barthold Jongkind (1865).

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Jean-Baptiste Camille COROT : Chantiers à Honfleur (vers 1826)
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Johan Barthold JONGKIND : Chantiers navals à Honfleur, daté du 5 septembre 1865. Photographie : RMN / Michèle Bellot

Rachetée en 2005 par deux de ses salariés, l’entreprise ACMH s’est spécialisée dans l’emballage de conteneurs spécialisés, avec trois types d’activités : l’emballage des systèmes d’armes (missiles, portiques de missiles, pods de reconnaissance), l’emballage pour des satellites de communication et les shelters (abris techniques et mobiles utilisés par les armées partout dans le monde). D’où l’interdiction de prendre des photographies (l’un des cinq panneaux de signalisation à l’entrée). L’entreprise fournit le ministère des armées, Thalès, le CNES, Ariane Espace. Le site initial est valorisé par la proximité avec le Havre que le pont de Normandie a amélioré et qui facilite le transport des plus grosses pièces.

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Des tableaux

Passage par le Musée Eugène Boudin pour une dernière expérience d’estuaire.

Deux objets, deux tableaux d’Eugène Boudin. Accroché à gauche, La Route de Trouville. Accroché à droite : La plage de Sainte-Adresse. Rive gauche/rive droite

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Pour prolonger

Sur l’estuaire vu des géographes : 

Madeleine BROCARD, Bruno LECOQUIERRE, Pascal MALLET, 1995, Le chorotype de l’estuaire européen, Mappemonde. URL : https://www.mgm.fr/PUB/Mappemonde/M395/ESTUAIRE.pdf

Jean-Claude DAUVIN, 2011, Perception sectorielle face à la nécessité d’une vision globale et partagée de l’estuaire de la Seine, VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/11436

Barbara EVRARD et Damien FEMENIAS, Le Havre, port et station balnéaire : ambivalences d’une ville estuarienne, VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement; URL : http://journals.openedition.org/vertigo/11327

Sur Honfleur vue des historiens : 

Un numéro spécial des Annales de Normandie, 2018, n°1. Avec, entre autres :

André ZYSBERG, 2018, Les terre-neuvas Honfleurais au temps du Roi-Soleil (1665(1685), Annales de Normandie, n°1, p. 87-111. URL :  https://www.cairn.info/revue-annales-de-normandie-2018-1-page-87.htm

Voir aussi dans l’actualité :  

Le travail d’une femme de pêcheur. URL :  https://actu.fr/normandie/honfleur_14333/pascale-femme-pecheur-vend-poissons-la-debarque-honfleur_4882560.html

 

 

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