Nos vies confinées (6)
Promenade d’un temps de confinement.
Le boulevard Leroy est désert. A cette heure-là, d’ordinaire, le trafic automobile est continu, dense. Ce boulevard fonctionne comme une rocade intérieure que prolonge à l’Ouest le viaduc de la Cavée et le (semi-)périphérique intérieur de Caen.
L’absence de trafic rend les affichages d’autant plus visibles. On sait que ces derniers connotent les lieux et en altèrent le sens.
Ici, dans l’axe du boulevard, une affiche du festival du Panta Théâtre, Ecrire et mettre en scène aujourd’hui, dont l’édition 2020 devait être consacrée au théâtre cubain. L’illustration centrale dans l’affiche est une photographie prise par Guy Delamotte qui co-dirige le Panta-théâtre avec Véro Dahuron. La prise de photographie n’est pas datée, ni localisée. De quelle manière fait-elle référence aux dramaturgies contemporaines cubaines ? Cela n’est pas dit ; certainement le festival aurait permis de très vite le comprendre. Mais le festival n’a pas lieu pour cause de pandémie.
Conçue avant la pandémie de Coronavirus COVID 19, c’est bien une image de danse macabre (voir photographie ci-dessous).

Peut-être était-ce la « danse macabre du cynisme » évoquée par Fidel Castro lors de la crise libyenne en 2011, à propos de « la politique de pillage imposée par les États-Unis (les étoiles en haut à droite au bout de l’index de la mort ?) et leurs alliés de l’OTAN au Moyen-Orient » (URL : http://www.fidelcastro.cu/fr/articulos/la-danse-macabre-du-cynisme) ?
Mais à partir du XIVe siècle, alors que la mort de masse apparaît en Europe avec la pandémie de peste qui va durer trois siècles, la danse macabre représente une mort qui frappe tous les états de la société. Tous sont également destinés à mourir quelle que soit leur condition que vêtements et postures rappellent. Mais la danse macabre n’efface pas les classes sociales, ce qu’indique justement leur persistance jusque devant la mort. Sept siècles plus tard, la danse macabre trouve un écho dans la pandémie de Coronavirus COVID 19. Tout en frappant semble-t-il au hasard de nos vies, elle affecte inégalement les espaces et les catégories sociales.
Voici par exemple la danse macabre dite du Grand Bâle, qui s’étendait sur une soixantaine de mètres de long dans le cimetière du couvent des Dominicains de Bâle et aurait été réalisée à la suite d’une épidémie de peste qui frappe la ville en 1439. L’image ci-dessous est une aquarelle de Johan Rudolf Feyerabend (1779-1814) réalisée en 1806 d’après des gravures de Matthäus Merian (1593-1650) réalisées en 1621 à partir de la fresque originale.

L’image sur le boulevard (après tout, ce défilé de morts ne ressemble-t-il pas à une dernière parade sur un boulevard ?) à l’origine une peinture murale (?) d’auteur inconnu, ne montre qu’« une » mort, mais le mode d’affichage fait qu’elle est comme placée au-dessus des hommes et des femmes, à l’aplomb d’un endroit où passent ordinairement beaucoup de gens qui ne sont pas là.
Cela n’est pas dans n’importe quelle ville – bien qu’aucune ville ne soit n’importe laquelle. Mais il est curieux de voir comment une image, perçue dans un lieu et un moment donné, peut renvoyer à un autre contexte auquel on n’aurait pas pensé sans ce moment particulier.
Le boulevard Leroy surplombe le centre de la ville de Caen, celle d’aujourd’hui. Mais il en existe une autre que l’on ne voit plus, qui est sous elle. Il y a donc deux villes et non une seule. Une est invisible, et sur ses débris, l’autre a été tracée et construite. Quand nous marchons dans ce centre-ville depuis notre domicile – ce qui n’est pas possible depuis un mois – nous marchons sur une ville écrasée par les bombardements alliés de juin-juillet 1944, puis par des bulldozers qui en ont fait des remblais pour la nouvelle ville, lui épargnant désormais les inondations récurrentes au confluent de l’Odon et de l’Orne.
La danse macabre, c’est la mort qui va tomber d’un bombardier, tandis que le soldat américain trace son message sur la bombe destinée à la cible qu’est devenue Caen. La ville sera détruite aux deux tiers. Y mourront en quelques jours environ deux mille personnes. Il reste cette ville fantôme toujours sous nos pieds en contrebas du boulevard (voir photographies ci-dessous).


Pour aller plus loin :
Sur la destruction et la reconstruction de Caen.
Pierre Bergel, 2013, Destructions et reconstructions caennaises : histoire d’une étrange amnésie urbaine : 1944-2011. Dans La Reconstruction en Normandie et en Basse-Saxe après la seconde guerre mondiale : Histoire, mémoires et patrimoines de deux régions européennes [en ligne]. Mont-Saint-Aignan : Presses universitaires de Rouen et du Havre. Disponible sur Internet : https://books.openedition.org/purh/5350?lang=fr
Sur la mort au Moyen-Âge, on peut commencer par :
Jean-Claude Schmitt, 2012, La mort au Moyen-Âge. Dans : Jean-Marc Ferry, Fin(s) de vie, Presses Universitaires de France, Hors collection. URL : https://www.cairn.info/fins-de-vie—page-99.htm
La présentation du festival du Panta Théâtre est à retrouver à cette adresse : https://www.pantatheatre.net/uploads/panta/pdf/ems/cuba/EMS2020-DEPLIANT-BAT.pdf
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