Nos vies confinées (7)
C’est une photographie d’arrivée en promenade au rond-point de la Demi-Lune, à Caen.

Sans la circulation automobile dense sur ce carrefour à six branches, on est plus attentif aux pancartes, aux publicités, aux affiches. Ce n’est pas qu’elles ne soient pas déjà là quand on y passe d’habitude ; c’est que le regard est happé par le trafic, les sens saturés par le bruit des voitures. C’est déjà un effort, pour le piéton, que de savoir de quelle direction arrivent les voitures et les bus et où tourner les yeux pour trouver le signal vert qui permettra de traverser les chaussées en toute sécurité.
Cette photographie est prise depuis l’Est, de la route de Trouville, quelques mètres avant qu’elle rejoigne celle de Rouen et celle de Paris dans la partie Sud-Est du rond-point. A droite de la photographie, la rue de Formigny monte dans les anciens quartiers cheminots. Hors champ, à droite, le boulevard Leroy part vers l’Ouest et la rue d’Auge, l’ancienne entrée dans Caen depuis Paris, descend vers la gare. Vu sous un autre angle, depuis l’Ouest, le débouché des trois routes : de Trouville, de Rouen et de Paris (voir photographie ci-dessous).

Le coin compris entre la route de Trouville et celle de Rouen est occupé par deux maisons étroitement imbriquées. La plus basse des deux, avec son jardin, qui nous fait face, a perdu plusieurs de ses ouvertures, sans doute murées pour épargner à ses occupants un peu de la vision du trafic. Le coin compris entre celle de Rouen et celle de Paris est depuis peu utilisé par un immeuble d’emprise triangulaire haut de six étages. On le voit dépasser au-dessus de la haute maison de ville à deux étages dont la façade nous est invisible. Les deux premières maisons sont les seules déjà construites de ce côté du carrefour sur l’ancienne carte d’état-major (illustration ci-dessous).

Le carrefour sédimente les signes des circulations qui s’y sont succédé. Ici, on peut lire trois âges du carrefour.
L’âge des coches et des diligences
Au pignon de la maison basse peinte en jaune clair, une plaque de cocher (photographie ci-dessous) indique le chemin vicinal de grande communication de Caen à Honfleur. L’emplacement de cette plaque est à hauteur de regard pour les usagers auxquels elle était destinée. Ce chemin vicinal, devenu depuis la route départementale 513, est l’héritier d’un des trois itinéraires qui permet de relier Caen et Rouen à l’Époque Moderne. Cette route côtière qui passe par Pont-Audemer, Honfleur et Dives est la plus utilisée : l’itinéraire paraît être fixé dans ses grandes lignes dès le XVIe siècle avec des variantes jusqu’à l’arrivée à Caen.

L’âge de la circulation automobile interurbaine
Au pignon Est de la maison de ville, on voit encore la publicité murale pour les peintures Valentine. Le petit personnage noir qui accompagne généralement l’inscription de la marque n’est plus clairement visible. La publicité s’adresse aux automobilistes entrant dans Caen, à peine terminée de reconstruire (1963), par la longue ligne droite de la route de Rouen. Cette dernière ne le devient vraiment qu’à la même époque, lorsqu’est décidé le tracé de l’autoroute A 13 (1959) qui empruntera deux décennies plus tard l’itinéraire depuis Rouen par Pont-Audemer et Pont-L’Evêque. Avant, il n’y a pas véritablement de route de Rouen. « Lorsqu’il s’agit en 1786 de préparer le voyage du Comte d’Artois en Normandie, qui précéda de quelques semaines celui du roi [Louis XVI], l’Intendant constate que la route par Troarn est la plus directe, mais qu’elle n’est même pas encore tracée et que le passage n’est possible, et encore avec difficulté, que pour des chevaux de somme » (Vandewiele, 1998). Les relais de poste semblent n’avoir existé qu’à partir du Premier Empire et la route n’a jamais été ensuite, sur toute sa longueur, une route nationale. C’est de l’autre côté de l’immeuble récent sur le carrefour que débouche la route de Paris, ancienne nationale 13, déclassée en départementale 613, route royale tracée, presque entièrement empierrée entre 1730 et 1770.
L’âge de la grande circulation automobile interurbaine se met en place entre ces deux photographies, avant et après-guerre, du carrefour de la Demi-Lune, prises en direction du Nord Ouest (en face : le boulevard Leroy).


L’âge des mouvements pendulaires du périurbain
Si on revient maintenant vers les murs du jardin de la maison basse, une pancarte au-dessus des portes murées, fait la publicité d’un fast-food spécialisé dans les pizzas. L’établissement est situé à proximité du carrefour, dont le plan est représenté sur l’affiche. Celle-ci est à portée de vue des automobilistes arrêtés au feu tricolore et leur suggère une halte rapide entre domicile et travail. La circulation périurbaine est particulièrement dense dans ce secteur est de l’agglomération.
Il résulte de l’intensification de la circulation et du développement de l’urbanisation, une transformation radicale du paysage au sortir de ce rond-point vers l’Est (voir l’ancienne carte postale et la photographie contemporaine ci-dessous : la jonction des routes de Rouen et de Paris).

Un autre âge n’est pas visible sur l’image, celui des tramways de Caen (1901-1937) dont une des anciennes « gares » (voir ancienne carte postale ci-dessous) entre la route de Formigny et le boulevard Leroy (voir photographie aérienne ci-dessous) a été transformée en ateliers municipaux de la Ville de Caen. Une ligne depuis la Demi-Lune permettait entre 1902 et 1932 de rallier Falaise en quelques heures, semble-t-il.


De ces âges, l’automobiliste pressé et vigilant à la circulation, n’a guère le loisir de voir les traces. Il est dans cette sorte de mouvement perpétuel dont le service de navigation virtuelle Google Street View est le modèle (il n’y fait jamais nuit). Sur le carrefour de la Demi-Lune, on distingue l’ombre de la caméra de la Google Car (photographie ci-dessous).

L’application des règles de confinement a mis provisoirement fin à ce mouvement perpétuel. Certaines des manifestations de « Gilets jaunes » de l’année 2019 avaient produit le même effet, mais avec une occupation de l’espace public par diverses catégories de piétons (voir photographie ci-dessous). La Demi-Lune avait alors servi aux forces de police à contrôler les manifestants aux abords du quartier de la gare.

Revenons à la première photographie (voir ci-dessous : détail)

Dans l’embrasure d’une des deux anciennes portes murées du jardin, sous la pancarte de la Pâte à Pizza, l’œuvre d’un artiste : Epid2mik. Voir aussi URL : https://www.dailymotion.com/video/x4or2e.
Pour ouvrir d’autres récits d’espaces à partir d’un carrefour…
Et pour aller plus loin :
Sur l’histoire des routes de Caen à Rouen
Vandewiele Jean-Luc, 1998, Les chemins de Rouen à Caen : histoire d’une liaison intra-provinciale à l’Epoque Moderne. Annales de Normandie, n°3, 1998. https://www.persee.fr/doc/annor_0003-4134_1998_num_48_3_4841
Sur la morphologie des carrefours
Roger Brunet, 1990, Mondes nouveaux. Géographie Universelle, Hachette/RECLUS, tome 1 (p. 102-103).
Sur la route nationale 13, bien d’autres routes nationales, leurs pancartes et leurs publicités
Le blog de Marc Verney : http://www.surma-route.net/nationale_13/n13_1.html
Le site de Laurent Carré : http://nationale10.e-monsite.com/pages/les-inclassables.html
Sur l’artiste Epid2mik : http://bouffon.maboul73.o2switch.net/Epid2mik-artiste-peintre-Caen.html
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