Les paysages de Port-en-Bessin

Les paysages sont des œuvres collectives qui modèlent nos regards.

A Port-en-Bessin, on peut reconnaître trois catégories de paysages pour trois Normandie.

La Normandie sensible 

La Normandie sensible d’abord, telle que l’entend le géographe Armand Frémont « la rencontre d’un art et d’une province […] à partir de 1850 environ, les paysages de Normandie deviennent la matière même de la peinture […] Dans les décennies qui encadrent 1900, l’intimité de la peinture la plus libre découvre et révèle les singularités sensibles d’un pays que l’on dira indéfinissable, si ce n’est en esquisse, entre ciel et terre, entre sable et eau, toujours entre deux lumières, entre deux nuages. Mais à l’inverse, la Normandie donne à l’art des peintres une nouvelle matière, aussi classique bientôt pour les temps à venir que les collines de Toscane ou la campagne romaine, que les intérieurs hollandais ou les tavernes flamandes » (p. 35).

Port-en-Bessin a participé de l’invention de cette Normandie sensible, avec les peintres « néo-impressionnistes » Georges Seurat (1859-1891) et Paul Signac (1863-1935) (voir reproductions ci-dessous). Ce dernier a séjourné à Port-en-Bessin en 1882-1883, alors qu’il commence tout juste sa carrière de peintre. Il se forme par l’observation des peintures de Manet, Monet, Caillebotte et par la pratique de la peinture en plein air, dans les sites où son goût de la navigation – et ses moyens financiers – le conduit. Signac rencontre Georges Seurat en 1884 au premier Salon des artistes indépendants et le fait venir à Port-en-Bessin en 1888 où ils travaillent côte à côte sur le motif, mettant au point des techniques caractéristiques du « néo-impressionnisme ». 

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Georges Seurat, Port-en-Bessin, avant-port, marée haute, 1888, Musée d’Orsay
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Paul Signac, Port-en-Bessin, 1882 (14 cm X 23,5 cm)
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Paul Signac, Etude Port-en-Bessin, 1882 (14 cm X 23,7 cm)

A cette Normandie sensible, on peut rattacher plus tard les œuvres de Louis Valtat (1869-1952) et, pourquoi pas, quelques tableaux peints non sur le rivage typique de la Normandie sensible, mais sur le port, par André Lemaître (1909 – 1995) (voir reproductions ci-dessous).

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Louis Valtat, Promenade sur la jetée, Port-en-Bessin, 1911 (24 cm X 38 cm)
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André Lemaître, Quai, Port-en-Bessin, non daté (72,5 x 92 cm)

Une Normandie romantique

Avant d’être cette figure d’un « désir de rivage » pour les bains, les loisirs d’un instant, le plaisir de l’oeil, Port-en-Bessin a été un des motifs de la Normandie romantique : de vastes cieux souvent tourmentés, de hautes falaises découpées, des plages sombres, des femmes et des hommes qui travaillent sur la grève, quelquefois aux prises avec les éléments.

On peut voir ces paysages d’une Normandie romantique par exemple avec : Port-en-Bessin l’arrivée du poisson (non daté, Département du Calvados), de Louis Mallebranche (1790-1838), Port-en-Bessin (1827) de Théodore Gudin (1802-1880) peintre de la Marine ; la Vue de Port-en-Bessin (1830) de Constant Edouard Lenourrichel (1803-1869) dessinateur et peintre normand ; le Pêcheur hâlant un bateau à terre vue prise à Port-en-Bessin (1832, Collection du Musée maritime de l’Île Tatihou), d’Eugène Le Poittevin (1806-1870), peintre normand de marines et de scènes de pêcheurs.

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Louis Mallebranche, Port-en-Bessin l’arrivée du poisson (non daté, Département du Calvados)
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Théodore Gudin, Vue de Port-en-Bessin, 1830
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Constant Edouard Lenourrichel, Vue de Port-en-Bessin, 1830
Port-en-Bessin Lepoittevin
Eugène Lepoittevin, Pêcheur hâlant un bateau à terre vue prise à Port-en-Bessin, 1832

Ces œuvres montrent le Port-en-Bessin d’avant le creusement des bassins actuels qui se fait au moment où viennent Signac et Seurat. Village de pêcheurs, Port-en-Bessin est l’objet des attentions des évêques de Bayeux qui voient en lui le port d’exportation des produits de Bayeux (tanneries, fabriques de draps et d’étamine). Le premier bassin creusé au XVe siècle est souvent ensablé, marécageux. A la fin du XVIIe siècle, les évêques font installer des cabestans qui permettent aux pêcheurs de tirer leurs embarcations au sec. Le tableau d’Eugène Lepoittevin (ci-dessus) montre une de ces installations, qui seront détruites avec le creusement des bassins actuels.

Paysages de guerre en Normandie

Port-en-Bessin est aussi depuis 1940 un des sites où se sont fabriqués et continuent de se fabriquer des paysages de guerre puis de mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Normandie. Les modèles de ces paysages ne sont pas des œuvres picturales mais des monuments, qui sont aussi des dispositifs de perception d’espaces de guerre.

Port-en-Bessin est fortifiée par l’armée occupante dès l’automne 1940. Depuis les blockhaus encore accessibles, on retrouve la vue panoramique nécessaire au contrôle des côtes (voir photographie n°1).

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Vue depuis le blockhaus Ouest sur l’avnt-port de Port-en-Bessin (photographie : Jean-François Thémines, 31 mai 2020)

On est au-dessus des sites d’où les peintres de la Normandie sensible observent les jeux de la lumière et de l’eau, bien au-dessus des grèves de la Normandie romantique. De là-haut, se forment des paysages de l’attente (l’ennemi encore invisible au-delà de l’horizon) et de l’action. Le 6 juin 1944, le 47th Commando Royal Marine Commando a pour mission de prendre Port-en-Bessin où il doit effectuer la jonction avec les troupes américaines venant des plages d’Omaha. Pris le 8 juin, le site de Port-en-Bessin devient un port pétrolier, le point de départ terrestre d’un pipeline alimenté par tankers qui approvisionne les troupes alliées en Normandie pendant l’été. Le monument du Port pétrolier est érigé à l’endroit où ce pipeline a été installé. Il s’agit d’un paysage sculpté mi-cartographié, mi-figuré que vient compléter, face au monument, la perception de l’avant-port et du large (photographie n°2).

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Monument du Port pétrolier de Port-en-Bessin (photographie : Jean-François Thémines, 31 mai 2020)

Sur la falaise de Huppain qui surplombe l’avant-port de Port-en-Bessin (complété en 1957-1958), le Monument commémoratif du 47th Royal Marine Commando propose ce même type de dispositif : le monument prend cette fois-ci l’allure d’un livre que l’on ouvre pour imaginer ce qui n’est plus mais qui doit rester (photographie n°3)

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Monument commémoratif du 47th Royal Marine Commando, vue vers l’Est (photographie : Jean-François Thémines, 31 mai 2020)

Quand on vient à Port-en-Bessin, quel paysage cherche-t-on ? Quel paysage trouve-t-on ? Il faudrait mener l’enquête.

Ce dimanche 31 mai 2020 à 10h30, au sortir de deux mois de « confinement » et juste avant le « grand déconfinement » du 2 juin, une petite scène de Normandie sensible (ci-dessous photographie n°4) : un couple et un jeune chien gourmand s’improvisent un café sur la digue de l’avant-port, au-dessus de la plage où s’amoncellent les débris de coquilles Saint-Jacques. Ils se sont orientés vers l’Est, vers la lumière ; en face, lorsqu’ils lèveront les yeux, la falaise du Castel et au loin les silhouettes du port artificiel d’Arromanches dans les scintillements d’une eau calme.

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Sur la jetée Est de Port-en-Bessin (Photographie : jean-François Thémines, 31 mai 2020)

Pour en savoir plus

Armand Frémont, 1988, « Normandie sensible », dans : Esquisses peintes moments anonymes. Normandie 1850-1950. Caen : Musée des Beaux-Arts.

François Guillet, 1999, « Naissance de la Normandie (1750-1850) », Terrain [En ligne]. URL : http://journals.openedition.org/terrain/2712

Marie-Pierre Legrand, 2008, « Un port de pêche : Port-en-Bessin et ses aménagements ». Annales de Normandie. URL : https://www.persee.fr/doc/annor_0003-4134_2008_num_58_3_6208

Alain Tapié (dir.), 1994, Désir de rivage. De Granville à Dieppe. Le littoral normand vu par les peintres entre 1820 et 1945. Caen : Ville de Caen, Musée des Beaux-Arts.

Jean-François Thémines et Patrice Caro, 2014, « Normandie sensible d’Armand Frémont », Géographie et cultures [En ligne]. URL : http://journals.openedition.org/gc/3228

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