
C’est en voyant ce 11 novembre au matin l’image (à droite) dans la borne d’affichage Clear Channel au bout de l’avenue où nous résidons, que j’ai pensé à la photographie qui est à gauche. Celle qui montre une borne d’affichage similaire dans une rue francilienne.
La photographie de gauche est la propriété de l’AFP ; nous la voyons souvent ou nous voyons la photo dans la photo, celle de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, assassiné alors qu’il vient de finir ses cours au collège et rentre à pied à son domicile. Elle sert à illustrer des articles qui rendent compte de son assassinat et de ses suites (conditions de l’hommage qui lui a été rendu dans les établissements, par le Président de la République, enquête sur les enchaînements qui conduisent à son meurtre, etc.).
Je n’ai pas vraiment le droit de la reproduire – peut-être le droit de citation me le permet ? Je le fais parce que je veux mettre les deux images à côte à côte.
La perception de cette affiche publicitaire d’une entreprise privée de cours à domicile a produit la remémoration de la première vue dans la presse (Le Monde). Nous marchions dans le périmètre autorisé par les règles de confinement. Cette borne publicitaire est au rond-point d’une avenue d’où l’on a une vue sur la ville. La borne est très visible. C’est un emplacement de choix : plusieurs centaines de véhicules-jour. Ce matin, jour férié, il n’y a personne. On la voit d’autant mieux. Elle m’interpelle, nous passons. Trois secondes après, je reviens sur nos pas pour faire cette photographie avec mon portable. Je veux fixer cette image qui en un instant m’a agacé, énervé…
En mettant côte à côte, l’image perçue et l’image de référence – celle à laquelle elle me renvoie, je les associe matériellement ; je les ai maintenant sous les yeux.
Alors qu’est-ce qui m’a sérieusement agacé en même temps que cette association mentale se produisait ?
Deux bornes dans l’espace public ; un trottoir, une rue, des passants. Deux photographies en noir et blanc. Un point commun : il est question de professeur, de « prof », d’un « prof ».
Mais tout oppose les deux images.

A gauche, un homme, un professeur, il est vivant là sur la photographie, il est mort aujourd’hui ; il a été tué à cause de son métier, parce qu’il faisait son travail, qu’il le faisait bien. On peut pratiquement dire qu’il est mort au travail même si cela s’est passé en dehors de son établissement. Tant on sait que le travail/l’activité de professeur ne commence et ne finit pas dès lors qu’on a franchi les grilles de l’école, du collège ou du lycée. La préparation, la « rumination » avant, la résonance en soi de ce que l’on vient de faire, de ce que les élèves viennent de dire et de faire, la projection sur ce qui est à faire après ; tout cela, c’est bien aussi le travail. Le professeur est photographié au travail, sur ce lieu du travail enseignant que peu de gens voient en dehors des professeurs – et encore pas souvent en dehors d’eux-mêmes – et de leurs élèves. Il explique quelque chose, des consignes, l’organisation d’une activité, un bilan, des apports de connaissance ? On devine la classe : une silhouette d’élève devant lui, un écran d’ordinateur derrière lui. On est à hauteur d’homme, de son visage et on y perçoit cette énergie, cette attention, cette écoute caractéristiques de la pratique enseignante. Sous l’image, son prénom puis son nom (pas nom/prénom comme dans les documents administratifs) années de naissance et de mort. Le traitement en noir et blanc de la photographie accentue la fonction d’image mémorial.

De l’autre côté, un adolescent tient le rôle d’un élève, que l’on nous invite à nous représenter un soir, après les cours, assis sur un fauteuil ou un canapé, classeurs ouverts, écoutant quelqu’un venu l’aider à faire quoi ? ses « devoirs », comprendre ce qu’il s’agit d’apprendre, planifier son activité ? Cette figure d’un adulte venu aider, soutenir, expliquer… (on parle de prof) est absente. C’est l’adolescent qui nous fait face. Un noir et blanc vaguement esthétisant. L’affiche est bavarde : « Ce n’est pas juste un prof qu’il lui faut, c’est le bon prof ». C’est ce slogan qui est problématique, au moins pour trois raisons :
1° Ce n’est pas de professeur (enfin « prof ») dont il s’agit. Le métier de professeur, car c’est un métier et même, nous le voudrions bien, une profession, ce n’est pas assurer des « cours » à une personne à la fois, le soir, dans la pénombre d’un appartement de standing moyen. Etre professeur, ce n’est pas une occupation du soir. Le soir, les professeurs travaillent : à préparer et souvent re-préparer, peaufiner des cours, savoir comment rendre des morceaux de programme intelligents et intéressants en dépit des contraintes pédagogiques et des visions du monde dont ils sont porteurs (je parle en tout cas pour la géographie et surtout pour le lycée), à faire les évaluations à rendre pour très vite, à répondre à des parents qui ont pris l’habitude depuis le premier confinement de s’adresser directement aux enseignants.
2° Apprendre, c’est apprendre avec les autres, apprendre des autres. Enseigner c’est aussi faire apprendre cela aux élèves, qu’on apprend avec les autres et des autres, de sa génération et, aussi, des générations qui les précèdent et des savoirs qu’elles ont constitués. C’est ce que fait Samuel Paty sur la photographie, à gauche. L’école, c’est cela. A droite, on a une image des inégalités sociales en train de se creuser. Un adolescent, dans un fauteuil (ou un canapé), lumière douce, presque tamisée… il est facile d’imaginer des conditions nettement moins favorables le soir pour faire le travail scolaire qui est à faire, sans parler de cours du soir en plus. Et qui paierait d’ailleurs ce service d’une officine privée ?
3° Et surtout, et surtout, il y a écrit « le bon prof » (comme « le bon coin »). Un métier/une profession ramenée au rang de produit sur un marché. Cela fait des années que cette entreprise affiche ses slogans insidieux et ses images proprettes. Le problème, ce 11 novembre où je vois cette image, c’est que le « juste un prof » peut être « juste un prof mort », mort au travail, d’avoir fait son travail. Un vrai professeur, lui, avec des vrais élèves et son travail de professeur le soir encore chez lui. Cela devrait être un problème, cette campagne publicitaire depuis le 16 octobre.
S’il y a bien une propriété de l’espace, c’est de rendre visible « le social », ses dynamiques, ses tensions ou au moins des « objets » de tension sociale. L’espace ne se réduit pas à ce visible ; il rend visible – enfin si on veut bien voir. Et voir, c’est souvent mettre en rapport, associer des signes distants, mais co-existants. Il faudrait ensuite savoir où sont, combien sont, ce qui est fait de ces images-mémorial de Samuel Paty, à Conflans, en Ile-de-France, en France, dans les établissements scolaires et ailleurs. Et il faudrait voir combien de bornes ont accueilli la énième campagne de cette entreprise privée de cours à domicile qui surfe sur le confinement/déconfinement/reconfinement, pendant combien de temps, et de quels autres relais publicitaires elle a bénéficié… et relier tout cela à d’autres images de professeur présentes dans l’espace public, physiquement et numériquement parcouru et perçu…
Ce serait le début d’une enquête…
C’est en tout cas cette tension sur l’éducation, l’acte éducatif, la figure de l’enseignant et le travail enseignant que manifeste la co-existence de ces deux images que j’ai rapprochées dans l’espace de cette page.
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