Géographies caennaises de Trébutien

Trébutien, François-Guillaume-Stanislas (1800-1870).

On peut le rencontrer aujourd’hui à Caen, au cimetière des Quatre Nations.

C’est un cimetière dormant ouvert en 1785, après qu’un arrêt du baillage de Caen ait ordonné le transfert des cimetières en dehors de la ville. Les paroisses Notre-Dame, Saint-Sauveur, Saint-Martin et Saint-Etienne achètent un terrain à côté de la chapelle Notre-Dame-des-Champs et y établissent ce nouveau cimetière qui accueille la bourgeoisie caennaise de la seconde moitié du XIXeme siècle.

Inséré dans la pierre tombale de Trébutien, un profil dans un médaillon de bronze, réalisé par le sculpteur ornais Victor Leharivel – Durocher. Les dates de naissance et de mort sont en chiffres romains. L’inscription : ses amis… Les attributs post-mortem d’un savant dans son domaine.

Trébutien est surtout connu aujourd’hui comme l’éditeur de Jules Barbey d’Aurevilly avec lequel il entretient une importante correspondance. Les Lettres inédites à Trébutien 1835-1858 de Barbey d’Aurevilly ont été publiées à nouveau en 2018 chez Bartillat (édition établie par Philippe Berthier). Trébutien est aussi connu pour avoir édité Journal, Lettres et Poèmes de Maurice de Guérin (1810-1839).

Sa notice à la BNF indique ceci : « Orientaliste, historien, philologue, libraire-éditeur, bibliothécaire. – Fils du tanneur Michel-François Trébutien (1776-18..). Voyage à Londres et à Paris pour étudier les langues orientales. Exerce la librairie sous son nom dès 1824. Demande en vain en 1827 le brevet de libraire de Marie-Aimée Sue, veuve d’Auguste Fanet, de Caen : il exerce donc sans autorisation la librairie la même année pour le compte de la veuve Fanet. Breveté libraire à Caen le 5 juillet 1828, en remplacement de la veuve Fanet. Publie, parfois sous pseudonyme, édite et traduit en français des ouvrages arabes, persans, ainsi que de la littérature médiévale. Nommé bibliothécaire adjoint de Caen en 1839, puis conservateur adjoint en 1858. Ne semble plus exercer la librairie au-delà de 1862. Décédé à Caen en mai 1870, dit alors âgé de 69 ans ».

Jean-Luc Piré lui consacre une étude très précise parue dans les Annales de Normandie en 1985. Le deuxième chapitre intitulé Le terroir normand le décrit en savant bibliothécaire contributeur à l’éphémère Revue du Calvados (1840) et à d’autres revues locales, en co-éditeur d’almanachs, avec le conservateur de la bibliothèque, Georges Mancel, en éditeur de Barby d’Aurevilly, enfin en auteur en 1847, de : Caen, précis de son histoire, ses monuments, son commerce et ses environs, guide portatif et complet, nécessaire pour bien connaître cette ancienne capitale de la Basse-Normandie.

C’est la deuxième façon de rencontrer Trébutien à Caen : lire ce guide qui est disponible à la nouvelle bibliothèque Tocqueville près du bassin Saint-Pierre et au fonds normand de la bibliothèque de l’Université. En fait, on peut aussi le lire en ligne à partir du site de la BNF ; ce que j’ai fait.

C’est un texte tout occupé à « rendre » la grandeur de l’art chrétien médiéval local, qu’il juge malaimé, méprisé. Il déplore au passage la destruction des remparts de la ville : « Il est regrettable d’avoir vu presque entièrement disparaître ces vieilles murailles couronnées de créneaux, dont M. de Bras parle ave ctant d’admiration, el qui rendaient si pittoresque l’aspect de.la ville. En Angleterre, notamment à York, il s’est formé des associations pour subvenir à l’entretien des anciens murs d’enceinte,au moyen d’une souscription annuelle. Mais en France, nous ne sommes satisfaits que quand nous avons donné à nos villes l’air d’un grand village ».

Mais ce qui m’a intéressé, ce sont quelques perspectives paysagères inattendues chez cet antiquaire atrabilaire (voir gravure ci-dessous).

Trébutien n’a guère de mots pour les espaces où se trouve déjà le cimetière qu’il rejoindra, dans l’ancien faubourg Saint-Julien. C’est expédié dans le premier paragraphe : « La ville de Caen est située au confluent de l’Orne et de l’Odon, sous le 4° degré de latitude septentrionale, et le 2e degré 41′ 55″ de longitude occidentale. Les faubourgs occupent les côteaux qui la resserrent dans la riante vallée qu’arrosent ces rivières. Sa plus grande longueur, soit qu’on la prenne de la Demi-Lune jusqu’à l’extrémité de la rue de Bayeux, soit qu’on la mesure de ce dernier point à l’extrémité de Calix, dans le faubourg St-Gilles, est d’environ 3,500 mètres, en droite ligne » Il y a plus loin un long passage consacré à la longue et difficile installation du Jardin des Plantes situé immédiatement au Nord du cimetière des Quatre-Nations. Mais les considérations topographiques et paysagères ne l’intéressent pas à cet endroit.

Pour avoir une idée de ce qu’il a pourtant vu, sur ces coteaux, regarder la gravure à gauche ci-dessous. Celle placée à droite donne idée par contre de ce qui l’intéresse dans la description de paysage.

Les « morceaux » de paysage sont pour « Les promenades publiques de Caen [qui] l’emportent sur la plupart de celles des autres villes du royaume, soit par leur étendue, soit par l’agrément des paysages qui les environnent. Le Cours qui suit depuis le pont d’Amour jusqu’à l’Orne, une ligne parallèle au canal du duc Robert, fut planté en 1676 ; celui qui remonte le cours de l’Orne jusqu’à Montaigu est de l’année 1691. Les grands ormes dont il est orné du côté de la rivière sont probablement de la même époque. Ceux de la droite ont été remplacés de nos jours par un double rang de platanes dont l’écorce légère et sans cesse renaissante, la tige élancée et les larges feuilles d’un vert brillant, forment un heureux contraste avec ces ormes séculaires au feuillage épais et sombre, au tronc noir et raboteux. Le même goût a présidé aux nouvelles plantations du Petit-Cours. De ces promenades, la vue s’étend avec délices sur de vastes prairies bordées à l’horizon par des massifs de verdure ou des rideaux de peupliers, à travers lesquels apparaissent les clochers des hameaux voisins et quelques maisons de campagne, isolées au milieu du paysage, ou groupées sur les côteaux qui terminent au loin la vallée. Presque tous les ans ces prairies, émaillées de fleurs au printemps et riches d’une si belle verdure pendant l’été et l’automne, sont totalement inondées vers la fin de l’hiver, à l’époque de la fonte des neiges. Les vents du sud-ouest, qui soufflent alors avec violence, leur donnent l’aspect d’une mer agitée, et il n’est pas rare que des barques légères, confiées par des jeunes gens à cet océan sans écueils, n’ajoutent quelque riant épisode aux charmes de ce tableau. […] Les plantations faites il y a quelques années sur l’ancien quai Vendeuvre ont aussi puissamment contribué à l’embellissement de ce quartier. L’établissement du Dock a nécessité le sacrifice de plusieurs rangs de jeunes et beaux tilleuls qui bordaient la rive gauche du canal. Ils ont été heureusement transplantés, en 1844, près des Abattoirs. Mais des promenades qui rivalisent avec les deux premiers Cours sont celles qui ont été plantées au commencement de ce siècle sur les deux rives du nouveau canal de l’Orne, et qui s’étendent jusqu’au bac de Mondeville. On les désigne sous le nom de Cours-Montalivet et de Cours-Cafarelli, en mémoire du ministre de l’Intérieur d’alors et du préfet qui administrait le Département. Quatre rangées d’ormes règnent sur toute leur étendue, d’où l’œil embrasse avec ravissement les côteaux boisés de Mondeville, de Colombelles, d’Hérouville-St-Clair, et ces vastes prairies plantées de saules, dont le feuillage argenté se reflète dans les ondes captives de l’ancienne rivière qui serpente encore dans ces bocages, quoiqu’elle soit depuis plus de cinquante ans privée de source et d’embouchure ».

De sorte qu’on peut aujourd’hui, flânant sur le cours Montalivet ou le cours Cafarelli – tout près du magasin de la bibliothèque Tocqueville – retrouver l’évocation qu’en donne Trébutien (voir les photographies ci-dessous).

On risque aussi de s’en échapper vite car l’activité portuaire de la seconde moitié du XXe siècle a légué à ces lieux un dépôt d’hydrocarbures (zone à risque) et l’ère de l’automobile, ce viaduc du périphérique support d’art mural (voir ci-dessous).

Troisième lieu de rencontre caennais de Trébutien : la rue qui porte son nom. Bien loin de l’île Saint-Jean… rive droite, au-delà des coteaux du faubourg de Vaucelles dont il célèbre la vue dans son guide.

L’Orne donne à la promenade du Grand-Cours un attrait particulier. Soit qu’on la remonte, soit qu’on la descende, soit qu’on se repose sous ces ombrages, il est impossible qu’on n’oublie pas les heures à la vue de ces ondes qui s’échappant en cascade de la chaussée de Montaigu., s’étendent ensuite en nappe transparente et vont disparaître sous les arches dé granit du pont de Vaucelles. Le côteau qui s’élève en amphithéâtre avec ses maisons et ses jardins pittoresques ; Montaigu avec son moulin, sa fabrique et ses saules pleureurs ; les prairies avec leurs troupeaux ; ces casernes ou retentit le bruit des armes ; le pont sans cesse traversé par une population empressée, et au-delà ces nombreux navires déployant dans les airs leurs pavillons étrangers au milieu desquels brille le pavillon national : cet ensemble de scènes touchantes, nobles et variées se prête merveilleusement à toutes les illusions de la poésie et de la peinture.

La rue Trébutien relie l’avenue Guynemer au boulevard Poincaré, dans les quartiers ouverts au début du XXe siècle. Deux rues parallèles portent également des noms de célébrités caennaises : Michel Lasne graveur et dessinateur du XVIIe siècle, Victor Stanislas Lépine peintre (1835-1892). On peut retrouver dans le tableau ci-dessous les arbres des cours Cafarelli et Montalivet.

Stanislas Victor Lépine : Chantiers navals à Caen

Mais avec cette rue, voilà Trébutien projeté dans l’urbanisme de la seconde moitié du XXe siècle : le boulevard Poincaré au croisement avec la rue Trébutien jouxte le quartier de la Guérinière (voir ci-dessous).

Enfin, quatrième et dernière rencontre, l’ilot qui porte également son nom. Ilot du Caen de la Reconstruction, le dernier construit, en bordure de l’ancienne place d’Armes, au coin du Bassin Saint-Pierre et du quai de Juillet (voir ci-dessous).

Son nom est mal orthographié dans la presse locale (Trébucien) qui rend compte du programme de réhabilitation dont il est l’objet de 2020 à 2025. Jugé difficile à réarticuler tel quel aux aménagements réalisés dans le quartier de la gare (Rives de l’Orne) et sur les anciens docks (la Presqu’Île), il est en partie détruit et sera reconstruit.

On est en face de la nouvelle bibliothèque, de l’autre côté du bassin Saint-Pierre, mais il y aura eu là deux reconstructions en trois quarts de siècle. La ville arpentée par Trébutien, elle, est en-dessous dans les déblais sur lesquelles la suivante a été reconstruite. Dans la rue du Pont Saint-Jacques actuelle (ci-dessous), il est impossible de retrouver celle du même nom, dans laquelle pourtant Trébutien ouvrit la librairie où il rencontra Jules Barbey d’Aurevilly.

Et depuis le dessus, depuis l’ancienne zone industrialo-portuaire, l’urbanisme caennais des premières décennies du XXIe siècle cherche le futur du côté de la mer

En attendant la mer, on peut toujours essayer de retrouver mentalement les géographies caennaises de Trébutien. Voir ci-dessous le repérage sur un plan de Caen daté de 1890 et sur une photographie aérienne de 2020 (pour le changement de taille de la ville). Mais il faudrait une carte façon psychogéographie, à la Debord.

Chercher :

  • le Caen enfoui des années 1850 ;
  • le Caen du faubourg Saint-Julien fin XIXe siècle (y inclure l’autre cimetière dormant au pied de l’Université reconstruite, là où se trouve la tombe de George Brummel – Trébutien édita le premier ouvrage de Jules Barbey d’Aurevilly : Du dandysme et de George Brummel) ;
  • le Caen de l’ex-faubourg de Vaucelles jusqu’à La Guérinière (années 1900-1950) ;
  • le Caen reconstruit-démoli-partiellement à reconstruire 1945-2025 ;
  • le Caen de la presqu’île (les voiliers de Trébutien étaient en amont, plus près de Vaucelles) où peuvent se rejoindre les paysages écrits en 1847 et l’exemplaire du Caen où Trébutien les décrit encore au lecteur qui empruntera l’ouvrage à la nouvelle bibliothèque Tocqueville.

Et pour prolonger les géographies caennaises de Trébutien

Le lien pour découvrir son ouvrage : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65174237.texteImage

Le lien pour l’étude que Jean-Luc Piré a consacré à ce personnage : https://www.persee.fr/issue/annor_0000-0003_1985_hos_2_1

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