Boemerezh ou de l’égarement

Lors d’une soirée dans la région vannetaise alors qu’il est à la recherche d’histoires sur les usages du filgré (ou datura, plante à effets hallucinogènes et toxique), Patrick Prado recueille ce récit qui le met sur la piste d’une autre forme d’égarement :

Un soir, en automne, à la tombée de la nuit, un cousin finissait sa journée de travail dans un champ qu’il travaillait depuis des dizaines d’années et se décida à rentrer. Il se dirigea vers la barrière de sortie et ne la trouva pas. Il se réorienta et ne la trouva pas plus. Après plusieurs tentatives, il renonça et s’assit sur un talus pour se remettre les esprits en place et analyser sereinement la situation. Sa femme commençait à s’inquiéter avec la nuit qui s’installait. Elle se rendit au champ et trouva son mari la tête dans les bras, dans une sorte de panique, incapable de parler, sinon pour dire qu’il était boemet. Elle le ramena à la maison et tout symptôme disparut aussitôt (Prado, 2012).

Boemerezh c’est cet état de perte de repères, d’égarement : le paysan ne trouve plus la sortie de son champ. Boemerezh, c’est quand on ne se retrouve plus dans les lieux où l’on a longuement vécu, quand on ne s’y reconnaît plus. Le mot indique aussi l’idée que l’on est sous le coup d’un sortilège.

Patrick Prado a associé cette notion aux effets de la révolution productiviste et « aménagiste » des années 1960 sur les paysans bretons. Il fait l’hypothèse que l’égarement est à mettre en rapport avec la destruction des réseaux liés au travail paysan dans des espaces que chacun connaît et sait nommer. Les mutations démographiques (exode massif, vieillissement) et économiques (concentration des structures de production) défont les liens entre les personnes en même temps que leurs liens avec les lieux. Elles défont d’ailleurs aussi ces lieux, sans pour autant les replacer par d’autres lieux, leur substituant des espaces sans qualité (liens faibles avec des étendues uniformisées).

Ce sentiment géographique (boemerezh) affecte, à partir de la teneur des lieux, l’activité toute entière des personnes qui y vivent.  

« Cette perte de contrôle sur le travail, le salaire, le temps, l’espace et la valeur, se traduit par un sentiment, explicite ou non, de boemerezh qui, sans se déclarer ordinairement sous sa forme la plus prégnante, visible, comme celle de cet homme perdu dans son propre champ, ne se relève pas moins souvent dans les propos quotidiens de la plupart des paysans, artisans et ouvriers que nous avons croisés […] Quelle est la valeur du travail quand le plus radical des basculements apportés par la « modernité » est, selon nos interlocuteurs, le basculement du travail vers la fin du travailleur (de l’ouvrier, du paysan) […] ? Le sujet s’absente. Quelle est votre place dans le processus de production ? Quelle est la valeur réelle du produit dont vous venez d’être le producteur ? Cette question a-t-elle même encore un sens ? […] »

Ci-dessous : trois captures d’écran des films de Patrick Prado. Un vélage à Lorient en bordure de ville ; le paysan repart avec le veau dans le coffre de la 2CV tandis qu’un autre repart à pied avec la vache ; Anjela Duval en 1972. Une capture d’écran de l’entretien filmé en 1971 avec André Voisin.

Pour aller plus loin :

Deux films de Patrick Prado, accessibles sur le site Kultur Breizh, accompagnés d’une présentation de l’auteur

Le Basculement 1 & 2 : Un secret bien gardé (2008) et Un monde enragé (2011) (40 et 28 minutes). URL : https://www.kubweb.media/page/patrick-prado-basculement-1-2/

Voilà ce que j’ai cherché pour le film Un secret bien gardé : qu’y a-t-il sous le village de Névédic, derrière les murs de la ferme qui va devenir un gîte rural dont les occupants, toutes ces années, n’ont pas appris trois mots de français ? Voilà ce que j’ai cherché dans un autre film, Le Pays d’en dessous (1993) : qu’y a-t-il sous la vie ouvrière d’une usine enterrée, maintenant que le TGV passe par-dessus, près du Creusot ? Je m’aperçois que j’ai toujours travaillé sans le savoir sur les mêmes thèmes, que ce soit par l’écriture au CNRS ou au cinéma : comment on crée un espace ? Comment on l’investit ? Comment on quitte un village ? Comment se crée du territoire ? Ce qui m’intéressait, c’était comment les gens vivent sur un territoire et pendant combien de temps (Patrick Prado).

Plusieurs textes du même auteur

Patrick Prado, 2012, « Boemerezh ou de l’égarement », Ethnologie française, 2012/4 (Vol. 42), p. 787-795. URL : https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2012-4-page-787.htm

Patrick Prado, 2010, « Lieux et « délieux » », Communications, 2010/2 (n° 87), p. 121-127. URL : https://www.cairn.info/revue-communications-2010-2-page-121.htm

Patrick Prado, 1983, Espaces voulus, espaces vécus. La cité Kervenanec : les gens d’ici et les autorités d’ailleurs. Sociologie du travail, n°2, Sociologie du «local» et «relocalisation» du social. p. 195-205. URL : https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1983_num_25_2_1927

Et pour retrouver plus longuement Anjela Duval, paysanne et poète du Trégor, présente dans Le basculement 2 : L’émission « Les Conteurs » réalisée par André Voisin (1971) : https://www.youtube.com/watch?v=8zu_eOCKxRM

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