Un sillon désigne déjà en 1306, selon le dictionnaire du CNRTL, une « tranchée qu’ouvre dans la terre le soc de la charrue » (un seillon) ?
D’où en agriculture : creuser, ouvrir, tracer un sillon ; ensemencer un sillon ; sillon droit, rectiligne ; ados et billon du sillon ; au creux, sur le bord des sillons. Il y avait de grands labours dans les plaines. Les sillons fumaient dans le soir ; et les chevaux lassés prenaient une allure plus lente (Gide, Nourritures terrestres, 1897, p. 209)
Mais c’est aussi un mot du lexique géomorphologique, d’où dérive l’invention géographique savante de petites régions (dénommer c’est faire exister), d’où dérive en second, quelquefois, l’invention ou la promotion politique de structures territoriales.
Soit d’abord une sorte de dépression de forme étroite et allongée (si on la regarde de dessus), dont l’origine est tectonique (un sillon de ligne de fracture ou de faille). Exemples :
le Sillon armoricain. Voir cette citation toujours dans le dictionnaire CNRTL « Elle (…) me montrait la pyramide égyptienne noyée dans le sable, comme un jour le sillon armoricain caché sous la bruyère » (Chateaubriand, Mémoires., t. 1, 1848, p. 130) ;
le Sillon houiller. Le plus important des accidents tectoniques qui « découpe » le Massif Central sur presque 300 km, du bassin de Noyant-d’Allier au Nord à celui de Decazeville au Sud et jalonné par d’étroits bassins sédimentaires stéphaniens ;
le Sillon alpin, dont l’histoire est retracée par le géographe Bernard Debarbieux dans l’Encyclopedia Universalis. Ce nom a été forgé par le géographe Raoul Blanchard dans les années 1910, lorsqu’il met en place une nomenclature qui différencie l’espace alpin selon des critères géologiques, morphologiques et d’économie rurale. Le Sillon alpin, c’est « la grande dépression si profondément enfoncée dans la montagne » qui, de la région de Sallanches à la haute vallée du Drac, se glisse entre les principaux massifs cristallins des Alpes et les Préalpes calcaires ». Mais l’expression désigne aujourd’hui un agencement de villes moyennes dynamiques et proches les unes des autres (Grenoble, Chambéry, Aix-les-Bains, Annecy, l’agglomération genevoise) et d’espaces péri-urbains, ruraux et montagnards. « L’arc du Sillon alpin nouveau style vise à promouvoir toute une « métropole » en ruban face à Lyon ; laquelle compte bien le traverser de sa propre flèche vers Turin. Le Sillon alpin à l’ancienne s’évanouit en s’intégrant au sein du moderne Grand Compétiteur » (Roger Brunet) : http://mappemonde-archive.mgm.fr/actualites/sillon_alp.html
Un sillon, c’est enfin un mot d’une géographie des paysages que tout un chacun peut produire, dans le sillage de la géographie vidalienne que prolonge les médiations paysagères contemporaines (brochures, guides, signalétique in situ).
Voici donc le « sillon verdoyant du Limargue »… « Plus au nord, le Ségala annonce les premiers contreforts de l’Auvergne : dans le sillon verdoyant du Limargue, villages et châteaux prennent alors la lumière du grès » (https://www.cap-voyage.com/le-pays-du-lotmidi-pyreneesfrance-4021/)
Parcourons ce sillon du Limargue qui n’est ni un sillon géomorphologique (on est sur le contact Bassin Aquitain/Massif central et nulle faille longitudinale ne le guide), ni un sillon politico-territorial ; plutôt un sillon morphologique et paysager dont voici une description toute post-vidalienne, par Jean-Jacques Lagasquie, professeur de géographie physique à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (dans Histoire du Quercy, chez Privat, 1993).
Entre les causses quercynois et les ségalas rouergats ou cantaliens le passage n’est pas toujours brutal ; le plus souvent, au contraire, il est assuré par un « pays » au sens plein du terme, c’est-à-dire reconnu comme tel par ses habitants comme par ceux qui le parcourent. Ce Limargue est une bande de largeur inégale, rarement plus de la dizaine de kilomètres, qui s’étend depuis la vallée de la Diège à l’est de Villeneuve, jusqu’au bassin de Saint-Céré en passant par Lacapelle-Marival, Figeac et Capdenac. Entre la sévérité froide des ségalas et celle, brûlée de soleil et vide d’hommes des causses, le Limargue apparaît comme un pays à l’échelle humaine. Les formes n’y ont plus la grandeur de celle des causses ; douces collines, petits entablements calcaires, dont les corniches n’excèdent guère les cinquante mètres, vallons largement ouverts, au fond desquels résurgent les eaux des causses, et amples vallées composent un paysage d’autant plus aimable qu’il est intensément humanisé. Chaque vallon a son mas, chaque colline a son village, souvent couronné d’un château dont certains ont allures d’Italie. La douceur des pentes et la qualité des sols ont permis une mise en valeur quasi-totale, et de petites villes (Figeac, Saint-Céré) sont nées du contact entre les ségalas et les causses (Histoire du Quercy, p. 13).
Description post-vidalienne, donc : valorisation des formes physiques, description par unité de taille petite/moyenne (quelques kilomètres), attribution de traits de caractère aux éléments physiques (douceur et sévérité), référence implicite à un idéal territorial (le pays à « taille humaine »), référence de connivence culturelle (l’Italie, mais laquelle ?), mais une « belle » écriture classique – en géographie et un indéniable pouvoir d’évocation.

Nous nous promenons donc ce dimanche matin frais de l’été 2021 au creux du sillon (du Limargue).
Un parcours reliant quatre bourgs : Le Bourg, Rudelle, Anglars, Lacapelle-Marival. Au centre, des édifices romans diversement remaniés. Entre les bourgs, ce paysage de bocage (ci-dessus) évoqué par Jean-Jacques Lagasquie.
Le Bourg
L’église Saint-Saturnin à l’origine prieuré bénédictin dont l’emplacement correspond à la place actuelle. Ce qui reste d’origine est le transept et le chevet. La nef a disparu. Ce que l’on voit est le fruit de reconstructions ultérieures.


Fontaine construite en moëllons de grès de la région du Bourg et de Lacapelle. Le Limargue est le sillon où passent, transversalement, les eaux pluviales descendues du Ségala et qui se perdent au contact avec le Causse (voir carte des « milieux du Quercy » dans Histoire du Quercy, à droite ci-dessous).


le GR récupéré à l’Ouest du Bourg : nous empruntons momentanément la route des pèlerins vers Saint-Jacques, ici entre Figeac (Saint-Sauveur) et Rocamadour

Rudelle
Eglise Saint-Martial à l’origine chapelle de l’hôpital, seconde moitié du XIIIeme siècle. Construite peu après la création de la bastide de Rudelle vers 1250. Très restaurée fin XIXe siècle par un architecte (Paul Gout) qui a fait remplacer la toiture par des bretèches qui accentuent nettement son caractère d’église fortifiée.


Le plan quadrangulaire de la bastide et ses axes orthogonaux sont particulièrement visibles


Sortie de Rudelle vers le Nord. Nous croisons la route du Rocamadour (elle recoupe le sillon et le relie aux Causses)

Puis montons peu à peu. C’est le moment des vues.
une vers le Causse, en réalité la dernière ligne de collines du Limargue (Sonac, Vialans) avant le Causse dont on devine sur la droite les hauteurs, aux alentours de Lunegarde puis Labastide-Murat

une de l’autre côté du sillon, vers le Ségala : les pentes s’accentuent, le relief se creuse, les forêts dominent

une ici, dans le sillon : cette belle vigne

et ce portrait de famille

Anglars
Eglise Saint-Martin : une imposante tour clocher de la fin XII-début XIII, reste d’un prieuré de moines bénédictins.


Une église reprise à différentes périodes, en particulier la nef : voûtes d’ogive bien postérieures au clocher roman et plafond plus tardif encore et repeint à l’occasion de la récente campagne de restauration par la Fondation Patrimoine.


Lacapelle Marival
Le château construit vers 1270 par les seigneurs locaux (Cardaillac) remanié au 15e siècle où s’accentue son image de lieu de pouvoir féodal. Les échauguettes d’angle se découpent sur fond de forêt (le Bois-Bordet, on est presque déjà dans le Ségala).

Dans l’église, juste à côté, sur le promontoire qui supporte aussi le château, dans l’entrée, ce tableau de Georges Cadiergues (médecin et maire de la commune de 1920 à 1960) représente la mort de soldats pendant la Première Guerre mondiale. Un homme originaire de ce bourg entrevoit dans les nuées, au moment de mourir à Verdun (il n’y a plus de sillons de labour depuis longtemps), la silhouette massive du château féodal et de l’église de Lacapelle-Marival.


Pour prolonger à loisir
sur les églises romanes du Limargue et d’ailleurs dans le Lot :
Nicolas Bru (dir.), 2011, Archives de pierre. Les églises romanes dans le Lot. SilvanaEditoriale (Textes de Gilles Séraphin, Maurice Scellès, Virginie Czerniak, Sylvie Decottignies et Gérard Amigues ; photos de Nelly Blaya et de Philippe Poitou)
et sur quelques sillons géographiques…
Sillon lorrain : https://journals.openedition.org/cdg/1375
Sillon de Bretagne : http://www.paysages.pays-de-la-loire.developpement-durable.gouv.fr/le-bocage-du-sillon-de-bretagne-a298.html
Sillon alpin : Bernard Debarbieux, 2001, Différenciation et désignation géographique des objets alpins : six manières de faire. Revue de géographie alpine, tome 89, n°4, 2001. p. 43-65. https://www.persee.fr/doc/rga_0035-1121_2001_num_89_4_3057
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