Die Wand/Le mur, c’est l’histoire d’une femme qui, à la faveur d’une catastrophe invisible, apprend à vivre dans une montagne dont elle exploite presque seule dès lors, des milieux que cette catastrophe a localement préservés.


Presque seule, car elle forme une petite société avec un chien, deux chats, une vache. Durant deux ans, cette petite société investit le chalet d’hiver dans la vallée et le chalet d’alpage l’été. Fragile, ce petit cercle tend à se désagréger : bientôt Luchs, le chien meurt ; l’un des deux chats, Perle, est tué. Reste Bella la vache, mais pour combien de temps. La forêt et ses habitants, cervidés et corneilles, prend de plus en plus de place.
Adapté du roman de Marlen Haushofer sorti en 1963, le film réalisé par Julian Roman Pölsler sorti en 2012 semble, selon les spécialistes (voir références infra), lui être fidèle, en particulier pour le traitement de deux questions ; celle de la condition des femmes et celle du rapport des humains à la nature.

Je garde de ce film, ici, sa mise en images des conditions (spatiales) de possibilité d’un récit (de tout récit).
Cette femme traverse trois mondes dans sa vie ; c’est du deuxième monde (chronologiquement) traversé que le récit est issu.
Avant, il y a un monde qui s’est arrêté. Il est encore visible derrière un mur transparent mais infranchissable. Ce monde vitrifié, la femme en vient, Fuchs, Bella et les chats aussi, mais ils ont échappé à la condition d’être définitivement figés. Ce monde ne bouge plus, ne produit pas de son, plus d’espace : il est d’un bloc dans lequel on n’entre plus et où, pour ce que l’on peut en voir, on ne bouge plus.
Voir ci-dessous la mise en images de cette vitrification qui a annihilé tout espace et par là-même tout récit.



Le monde mis en images, pour l’essentiel, est celui d’un espace montagnard alpin où cette femme, au mode de vie sans doute urbain jusque-là, apprend à vivre avec quelques compagnons rescapés. C’est l’espace du récit, où l’on retrouve l’organisation étagée des montagnes européennes d’avant le tourisme de masse ; d’un récit initiatique (l’apprentissage des soins portés à la vache, celui de la fenaison, celui du prélèvement de quelques vies animales pour subsister, du travail conjoint avec le chien au moment de trouver de quoi subsister, etc.). Le compte-rendu écrit par la femme sur des restes de calendrier est la métaphore de ce film :
« Heute, am fünften November, beginne ich mit meinem Bericht » ainsi commencent le roman et le film.
Et, un jour, il n’y a plus de papier. La dernière ligne est écrite. A ce moment, la femme a déjà perdu plusieurs de ses compagnons…
Voir ci-dessous les protagonistes de cette société dont on voit le récit sur fond de paysages alpestres






on entre dans ce troisième monde, sans Luchs, sans Perle… nous n’en verrons que quelques plans : la femme, ses deux fusils croisés dans le dos, continuant à chasser, seule ; observant la façon dont une corneille blanche ajuste ses rythmes sur les siens…



La frontière, de ce côté-ci de l’espace du récit, est moins franche que de l’autre côté, une transition longue que nous ne verrons pas vers une vie dont toute forme de présence et de représentation humaine (corporelle, paysagère) aura disparu.
En sorte que nous voilà devant un récit, celui de la vie d’une femme :



entre deux frontières :
le mur : frontière avec un monde vitrifié dont on ne peut pas faire de récit (il ne s’y passe rien et on ne peut pas y passer), seulement « l’infra-récit » des heurts répétés et inutiles avec ce mur
la mort prévisible des derniers compagnons, puis de la femme : frontière avec un monde sans être humain, désignation d’un outre-récit en quelque sorte
Deux figures sont des intercesseurs, des passeurs d’un monde à l’autre : Luchs a senti la catastrophe et a aidé la femme à apprendre de la montagne ; la corneille blanche l’aide à comprendre sa future condition de seule et dernière survivante et bientôt disparue.



Pour en savoir plus
Sur le film de Julian Roman Pölsler
la bande annonce : https://www.youtube.com/watch?v=gh8_i9o9UVg
dans la revue Germanica : Elisabeth Kargl et Aurélie Le Née, L’adaptation cinématographique du roman Die Wand : un hommage au texte de Marlen Haushofer sur fond de thriller et de Heimatfilm. URL : https://journals.openedition.org/germanica/2283#xd_co_f=YjlmZjg2ODgtNjdmNy00MTEyL
Résumé : En octobre 2012 est sortie l’adaptation cinématographique par Julian Roman Pölsler du roman Die Wand de Marlen Haushofer, pourtant a priori peu propice à une transposition à l’écran en raison de son « peu d’action » et de la narration qui se fonde sur le monologue intérieur. Grand admirateur de l’œuvre de Haushofer, le réalisateur a choisi de rendre hommage au texte en le citant, supprimant tout dialogue, à l’exception de quelques bribes de mots. Il ne s’agit pourtant pas d’une simple mise en images du texte original, mais bien d’une adaptation, c’est-à-dire d’une réception dynamique et personnelle. Après avoir abordé le travail de transposition, le présent article se penche sur le rapport du film de Pölsler au Heimatfilm et au thriller. En se référant à ces genres, le réalisateur signe une œuvre personnelle et actualise le message du texte paru en 1963. L’inscription du livre et du film dans des contextes différents est traitée dans une troisième partie, qui rappelle la richesse interprétative du roman de Marlen Haushofer.
Sur l’œuvre de Marlen Haushofer
dans la revue Germanica : Régine Battiston, « Marlen Haushofer : écrire pour transcender sa condition de femme », Germanica [En ligne]. URL : http://journals.openedition.org/germanica/1050
Résumé : Écrite sous le signe de la séparation et des limites, l’œuvre romanesque de Marlen Haushofer (1920-1970) montre une existence de femme solitaire dans la société moderne. Les personnages se retirent dans un isolement derrière des cloisons ou dans des lieux clos, le mal-être est individuel, il signifie perte des sentiments et des émotions. La vie est teintée d’une profonde angoisse de mort, elle est placée sous le signe du patriarcat. Toute son œuvre est marquée par le surgissement de l’inquiétude et du fantasme dans l’innocence du quotidien. Le rapport très fort avec les animaux est mis en regard à celui d’avec les humains. Elle remet en question le principe de réalité de la vie dans un combat engagé contre les habitudes de pensée. La langue simple et accessible frappe par son réalisme. Combat contre la folie et la mort, absence de communication entre les êtres, on retrouve dans son œuvre des thèmes classiques de la littérature autrichienne contemporaine.
Sur les récits en géographie : Jean-François Thémines, « Des récits en géographie », Géoconfluences, février 2021. URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-espaces-scolaires/geographie-a-l-ecole/recits
Extrait : Il n’est tout d’abord pas de récit sans espace narratif, c’est-à-dire sans la spatialité des personnages qui « ancrent » le récit qui les met en scène. Sans la mettre en avant dans la définition synthétique qu’il a donnée du récit, Jean-Michel Adam évoque cette spatialité : « Les récits ne peuvent se passer d’un minimum de description des acteurs, des objets, du monde, du cadre de l’action. Les données descriptives, qu’il s’agisse de simples indices ou fragments descriptifs plus longs, semblent avoir pour fonction essentielle d’assurer le fonctionnement référentiel du récit et de lui donner le poids d’une réalité » (ibid., p. 46). D’un point de vue géographique, il n’est donc pas d’histoire qui se raconte sans qu’un espace narratif ne soit déployé dans l’énonciation.
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