Åland est l’espace filmé dans la série suédoise Tjockare än vatten – Plus épais que l’eau en français – actuellement diffusée sur Arte (L’héritage empoisonné).
Sur cet archipel situé au cœur de la Mer Batique, deux familles (les Waldemar et les Rozen) s’entredéchirent de génération en génération. Vivant de la complémentarité des ressources locales : une agriculture ingrate, une chasse et une pêche plus facile, un tourisme exploitant la qualité des paysages et l’exotisme de cette périphérie ni finlandaise ni suédoise, la possibilité de financements européens depuis l’adhésion à l’Union européenne, une position de voisinage avec la Russie propice aux trafics, les Ålandais se concurrencent aussi férocement pour l’exploitation de ces ressources au profit de leur famille, de leur clan.
D’un point de vue géographique (les paysages et les milieux sont omniprésents), la série invite à la réflexion sur ce qu’est une île, ce qui fait une île, bref sur l’insularité.


Avec les spécialistes de l’insularité (François Taglioni, Philippe Pelletier), on s’accordera sur le fait qu’une île peut être considérée comme un monde à part tout comme elle n’est jamais complètement à part du monde. D’une certaine façon, c’est une affaire de point de vue ; mais c’est aussi une affaire de distance, de situation politique, de développement économique, de sentiment d’appartenance.
François Taglioni esquisse une typologie de situations qui vont de « l’hypo-insularité qui serait la continentalisation du phénomène insulaire sous l’impulsion de l’intégration et de l’assimilation d’un territoire insulaire à une métropole continentale à la surinsularité que l’on pourrait qualifier de double insularité ». C’est-à-dire que d’un côté, le caractère insulaire (le monde à part) s’efface du fait d’une assimilation au profit d’un centre puissant et proche ; tandis que de l’autre, ce caractère s’exacerbe (à part du monde) sous l’effet des distances, du morcellement, de la volonté d’indépendance et de retrait. On peut se reporter à l’article indiqué en bibliographie et à la figure ci-dessous.

La série Tjockare än vatten nous montre une surinsularité paradoxale.
Åland est au coeur de l’espace baltique. Occupée au XIXe siècle par l’Empire russe (l’Angleterre et la France l’en chassent lors d’un épisode septentrional de la ”Guerre de Crimée” en 1854-1856), elle a appartenu au Danemark, à la Suède, à la Finlande (la SDN reconnaît son rattachement à ce pays en 1921). En intégrant l’Union européenne en 1995, elle bénéficie de transferts de fonds accordés au développement des territoires périphériques comme on le voit avec le projet de stade porté par la famille Rozen. La série nous montre des personnages qui font carrière à Londres (le cadet des Rozen), à Copenhague puis à Bruxelles (la femme de Lasse) ou partent en Californie (Kim une fois mariée). D’autres vivent de trafics aussi lucratifs que dangereux (Lasse un temps) dans cet archipel aux confins de l’Europe et de la Russie (voir carte ci-dessous).

Et pourtant, en dépit de ce voisinage et de cette intégration à des espaces inter- et transnationaux, les personnages sont le plus clair de leur temps en retrait des flux qui dépassent leur archipel. Ils sont tout aux éléments qui semblent les habiter.
Cette surinsularité filmée par Erik Leijonborg (saisons 1 et 2) puis Erik Eger (saison 3) est le contraire de l’hypoinsularité caractéristique de cette autre série suédoise qu’est Morden i Sandhamn (Meutres à Sandhamn). La vie y est filmée du point de vue d’une bourgeoisie plus ou moins oisive, dans cette île de l’archipel de Stockholm dont une des plages s’appelle d’ailleurs Trouville : on ne peut pas faire plus intégrée à une métropole.

Ci-dessous quelques captures d’écran pour rassembler les quatre éléments articulés qui font l’habiter insulaire dans l’archipel d’Åland : le domaine au centre, ce que l’on reçoit de ses parents et qu’il s’agit de faire prospérer en terre hostile (la pension Waldemar) ; la ”campagne” l’été (les alentours de la pension, la vigne refuge d’Oskar) ; les bois (la zone de tous les dangers) ; l’eau (pour venir à Åland, la glace l’hiver, les personnes englouties sous la surface tranquille).






L’eau est rarement celle de la Baltique ; bien plus souvent l’eau des zones de pêche proches, des marécages et de la disparition des hommes et des femmes.



L’île est plus ancrée dans les esprits, les paroles et les gestes, surinsularité mentale et corporelle, irréductible quand bien même – et peut-être d’autant plus que – les possibilités de vivre ailleurs – mais comment et pourquoi ? – se sont développées.
Pour continuer :
Sur l’insularité : François Taglioni, 2006, Les petits espaces insulaires face à la variabilité de leur insularité et de leur statut politique, Annales de géographie, n° 652. URL : https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2006-6-page-664.htm
Sur la géopolitique de l’archipel d’Åland: Matthieu Chillaud (dir.), La question des Îles Åland. Hier, aujourd’hui et demain. Ouvrage disponible à l’adresse suivante : http://fhs.diva-portal.org/smash/get/diva2:302024/FULLTEXT01.pdf
Sur Archipel, texte écrit par Claude Simon à la suite d’un voyage à Åland, publié dans une revue danoise en 1973 : Michel Collot, 2015, Pour une géographie littéraire : une lecture d’Archipel de Claude Simon, Carnets [En ligne]. URL : http://journals.openedition.org/carnets/1380
Laisser un commentaire