Que contient une église ? Drôle de question. Une église contient ce qu’on y trouve et dont une liste, comme un inventaire, permettrait de faire le tour. Mais l’inventaire ne fait pas l’espace intérieur d’une église. Preuve : l’église de Saint-Suliac (Ille-et-Vilaine).
Mais entendons-nous d’abord sur le sens du verbe contenir. Il ne s’agit pas du sens d’« enfermer dans son espace et sa capacité » ou d’ « (être capable de) renfermer une quantité précise dans son espace ou dans son volume. Contenir une quantité de » (dictionnaire du CNRTL). L’église serait alors comme une boîte recelant un certain nombre d’objets qui la remplissent. C’est justement la logique de l’inventaire d’objets. Le sens de « contenir » qui nous intéresse est celui de « Avoir, tenir telle chose dans sa nature, être composé de ». Et plus particulièrement l’idée de composition, qui renforce l’apport du préfixe cum- (ensemble) et, par rapport à la connotation de contenant (une boîte, un périmètre clos), incite au contraire à penser en termes d’apports (avec lesquels composer) et par conséquent de renvois possibles à ces apports, de résonances.
Pensons ce qui tient et qui est tenu ensemble d’un point de vue géographique. C’est-à-dire en termes de rapports et de résonances entre lieux, au-delà du périmètre initialement perçu.
Souvent, ce n’est pas l’église toute entière, mais un « coin » dans l’église qui invite à cet exercice de mise en rapports.
Dans l’église Saint-Suliac, à Saint-Suliac (Ille-et-Vilaine), sur la rive droite de la Rance, c’est un coin situé « en haut » de la nef à droite qui a fonctionné comme cela.

Dans ce « coin », un vitrail représente la procession des marins sur la grève de Sant-Suliac. Financé par les patrons pêcheurs et les capitaines, il a été posé en témoignage de reconnaissance après la campagne de pêche de 1910 où les disparus à Terre-Neuve furent nombreux, mais dont revinrent tous les Terre-Neuvas de Saint-Suliac. Les noms des personnages représentés sont indiqués par un panneau posé dans l’église : les portraits réalisés à la mine de plomb à partir de photographies ont en effet permis de les reconnaître.



Non loin, suspendu, un ex-voto représente la goélette à trois-mâts barque, la « Rosalie », immatriculée à Saint-Malo et datant du milieu du XIXe siècle.

Une sculpture en bois (non datée) représente des naufragés implorant la protection de la Vierge Marie.

Ce « coin » me permet de réaliser ce que je n’avais pas compris en traversant le bourg fait de maisons tassées les unes contre les autres autour de ruelles étroites qu’elles protègent : que ces maisons ont été des « maisons de Terre Neuvas », c’est-à-dire de marins-paysans partis six à sept mois par an, laissant aux femmes le travail de la terre pendant leur absence.

Mathurin Méheut représente ces « maisons de Terre-Neuvas » dans les années 1940.

De l’éprouvante vie des paysans-pêcheurs à bord (« Pêche ou crève »), peu de traces tangibles. La peinture peine à évoquer les cadences, l’humidité et le froid, le risque de naufrage. Voici cependant « La pêche à la morue sur le banc de Terre-Neuve » peinte en 1832 par Louis Garneray (1783-1857) corsaire avec Surcouf, puis peintre et finalement directeur de musée.

Ce « coin » des Terre-Neuvas se prolonge très explicitement à l’oratoire de Grainfollet qui domine le bourg et où une statue de la Vierge Marie est érigée en 1894 par des pêcheurs revenus sains et saufs des campagnes des grands bancs de Terre-Neuve.
Le voici représenté sur des dessins de Yvonne Jean-Haffen et de Mathurin Méheut.


L’église, elle, entre dans des compositions qui lui apposent les codes paysagers caractéristiques de moments de l’histoire de l’art.
Sa silhouette massive et son enclos ont suscité au moins trois types d’interprétation : dans une veine romantique, celle d’Eugène Isabey (1803-1886) [voir ci-dessous : peinture et sanguine représentant le portail de l’église] ; dans une veine pré-impressionniste (type école de Barbizon), celle d’Antoine Guillemet (1843-1918) [voir ci-dessous peinture et dessin] ; dans une veine plus « régionaliste », celles de Mathurin Méheut (1882-1958) ou encore Yvonne Jean-Haffen (1895-1993).






L’église contient (tient ensemble) donc aussi tout à la fois ces représentations, que l’association locale pour le Patrimoine fait connaître, et les espaces sur lesquels ces représentations prennent appui. Peintre officiel de la marine, Eugène Isabey qui prend comme élèves dans son atelier parisien Eugène Boudin et Johan Barthold Jongkind est aussi le « découvreur » des paysages littoraux de Normandie (Etretat, Honfleur) et de la région de Saint-Malo, Élève de Charles-François Daubigny et de Jean-Baptiste Camille Corot, Antoine Guillemet est de ces peintres qui vivent entre Paris et ses environs (Barbizon), leurs ateliers et les lieux de villégiature où ils posent leurs chevalets. Les rives de Saint-Suliac prennent avec lui des allures de paysage italien façon Corot. Mathurin Meheut et Yvonne Jean-Haffen inscrivent Saint-Suliac sur leur carte des paysages « anthropologiques » de Bretagne.
Des eaux du large de Terre-Neuve aux salons bourgeois fréquentés par les peintres pré-impressionnistes, d’un estuaire de la Rance longtemps modelé par la pêche à la morue aux désirs de rivage, puis de « tourisme patrimonial », voilà ce que contient – pour moi, à ce jour – l’église de Saint-Suliac.
Pour prolonger :
Le Pardon des Terre-Neuvas à Saint-Malo : https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/afe85001896/le-pardon-des-terre-neuvas
Le site de l’association Le Patrimoine de Saint-Suliac : http://www.saint-suliac.fr/association-le-patrimoine-C107.html
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