Compte-rendu de la séance du Séminaire du Pôle FETE MRSH-Caen : Territoires apprenants : enjeux et questions vives (Caen, 9 mars 2022) : Jean-François Thémines
L’introduction du séminaire (Jean-François Thémines, UMR ESO Université de Caen Normandie) souligne la réussite d’une invention lexicale dont les usages politiques montrent tout à la fois l’importance des préoccupations qu’elle désigne et la difficulté à attribuer un contenu précis à ce mot-valise. Pour les chercheurs, le défi demeure de construire des objets de recherche en rapport avec l’actualité politique dont ces usages témoignent, à distance d’une rhétorique qu’il s’agit de questionner pour pouvoir étudier les réalités éducatives concernées.

Olivier David (UMR CNRS Espaces et Sociétés, Université Rennes 2) : Les politiques éducatives comme enjeu de développement local
Olivier David commence par poser que le concept de territoire apprenant mérite vraiment d’être interrogé, à la fois pour déconstruire une expression entrée dans le langage courant des politiques publiques éducatives, mais aussi pour l’articuler avec les processus éducatifs, sociaux et culturels qui la sous-tendent. Il s’agit donc de réfléchir en géographe sur la relation entre éducation et développement des territoires, que l’on peut définir comme un objectif d’amélioration des conditions d’existence des sociétés qui est largement conditionné par l’action locale. Les questions d’éducation se sont ainsi affirmées comme un thème important dans les politiques développées à l’échelon local.
Les relations entre éducation et développement local sont présentées selon trois entrées complémentaires.
Olivier David commence par rappeler quelques jalons importants dans la montée en charge des préoccupations éducatives dans les politiques locales. La diversité des acteurs impliqués tout d’abord puisque l’action publique dans le secteur éducatif se situe à l’articulation de plusieurs domaines ministériels, dont les responsabilités n’ont jamais été vraiment pensées dans leur complémentarité ni dans leur globalité. A côté des administrations d’état, d’autres organismes publics, des associations éducatives et des mouvements d’éducation populaire, de même que les fédérations agissant dans le champ sportif et culturel au plan national interviennent ainsi que le secteur privé qui investit par exemple les services aux familles (aide aux devoirs). L’implication des collectivités locales est le résultat des premières lois de décentralisation ; mais au-delà du scolaire, aucune compétence spécifique n’a été dévolue à l’un ou l’autre des niveaux de collectivité dans le champ de l’action éducative. Des collectivités se sont donc engagées dans le développement de dispositifs et la création de services et d’activités ouverts aux enfants et aux jeunes dans la sphère éducative. Des réseaux d’élus locaux ont pu se mettre en place : les villes éducatrices (présidée par Emilie Küchel, maire de Brest), l’association des maires ruraux de France, le réseau des maires de France, etc. Il ressort de ce paysage complexe un investissement politique grandissant mais inégal des questions éducatives à l’échelon local.
Olivier David présente ensuite l’orientation de recherche qui a guidé ses travaux personnels et collectifs sur les inégalités éducatives. Qu’il s’agisse de la petite enfance ou de la jeunesse, les inégalités d’accès aux services, aux activités, aux équipements et aux ressources éducatives ont un rôle fondamental sur les parcours des publics concernés et sur les stratégies éducatives des familles. Les contextes territoriaux apparaissent très importants pour la qualité de ces parcours. Ces contextes sont en partie déterminés par les politiques locales en faveur de ces publics, politiques qui expliquent en partie le niveau de réponse apporté aux besoins éducatifs et sociaux locaux (voir modèle ci-dessous extrait de l’HDR d’Olivier David).

Pour terminer, Olivier David montre l’intérêt qu’il y a à penser les politiques éducatives à l’échelle locale. Une politique éducative locale doit se caractériser par la globalité de la réflexion et la transversalité des réponses apportées. Or, l’approche territoriale nécessite de dépasser la référence à une population ou à un public cible, pour lui préférer une réflexion s’intéressant aux contextes territoriaux. Olivier David rappelle d’ailleurs que pour Roger Sue (2006), l’unité d’apprentissage de l’enfant est territoriale et non pas institutionnelle. De fait, la politique éducative ne peut être réfléchie isolément, et les convergences sont nombreuses avec les autres secteurs de la vie locale. C’est à cette condition que l’on peut porter une ambition éducative à l’échelle d’un territoire et donner réellement les moyens d’apprendre aux populations.
Wandrille HUCY (UMR IDEES, Université de Rouen) : Construire et animer un observatoire territorial de l’inclusion pour tous : de la mesure à l’enjeu de faire levier d’émergence et de structuration de TA
Wandrille Hucy rappelle que l’inclusion comme d’autres enjeux sociétaux est un terrain où s’affirme une convergence de besoins en même temps que des tensions entre institutions, acteurs. Il montre par exemple comment lors des assises de l’Education au développement durable en 2009 des tensions entre Education nationale et associations ont pu se faire jour. Au sujet des territoires apprenants où les initiatives locales sont nombreuses, on voit comment le programme des cités éducatives initié par le Ministère de l’Education Nationale en 2018 est une tentative de remettre l’école au centre de dispositifs pensés à l’échelon territorial.
L’inclusion est une question vive sociale et professionnelle comme en témoigne le livre de Sylviane Corbion, L’école inclusive. Entre idéalisme et réalité, paru aux Editions Eres en 2020. Alors que les textes sur l’inclusion porte une forte marque Education nationale, on peut aussi concevoir l’inclusion de manière plus large, en suivant la définition sociale, culturelle et transformatrice qu’en donne l’Unesco en 1994 à Salamanque.
Quelles sont les dimensions territoriales de l’inclusion pour tous ?
C’est à cette question que s’attache le programme financé dans le cadre du PIA3 : Projet 100% inclusion : un défi-un territoire.
L’action 1 de ce projet vise à constituer un observatoire de l’inclusion dans les territoires. Ces territoires ont en commun d’être perçus par un certaine nombre d’acteurs comme paupérisés. Mais il s’agit d’abord de décrire et mesurer ces territoires, et pour cela de les circonscrire. L’objectif est d’identifier l’offre existante dont des initiatives privées et d’évaluer la demande à partir d’indicateurs de handicap, socio-économiques, culturels. Techniquement, cela nécessite de constituer une base de données interactives et collaboratives pour les régions concernées.
Pour constituer cette base, il faut aller à la recherche d’informations sur des initiatives locales, des réseaux en cours de constitution (exemple du Projet éducatif social local de la Manche). Il faut aussi prendre en compte les zonages territoriaux dont ceux de l’Education nationale qui s’avèrent d’une grande diversité. Wandrille Hucy montre cette complexité territoriale institutionnelle avec la carte des « AIRES Education : zonage parcours » et celle des PIAL : Pôles inclusifs d’accompagnement localisés (voir ci-dessous celle de l’Orne non coïncidant avec le maillage des circonscriptions premier degré). On comprend ainsi qu’il y a des raisons structurelles à ce que les personnes oeuvrant à l’inclusion ou pouvant bénéficier de dispositifs communiquent peu. La base de données a donc une ambition de géolocalisation en direction des acteurs, pour savoir où aller pour quels besoins ?


A plus long terme, une structuration des territoires de l’inclusion nécessite des catalyseurs : lieux, acteurs, objets, apprenants également, sans doute des tiers-lieux pour incarner et enraciner les réflexions et les initiatives. L’objectif du PIA3 n’est cependant pas sans être percuté par les logiques institutionnelles d’évaluation dispositif par dispositif.
Dominique Maillard (Céreq) : les dimensions du territoire à l’échelle des Campus des Métiers et des Qualifications (CMQ)
Dans le cadre des Campus des métiers et des qualifications, le « territoire » fait office d’un « allant de soi ». Les Campus des métiers et des qualifications sont par construction des dispositifs territoriaux puisqu’ils s’appuient sur un « partenariat renforcé entre l’État et la région » (loi de refondation 2013). Le Campus des métiers et des qualifications (CMQ) est un label qui réunit « sur un territoire donné, un réseau d’acteurs qui interviennent en partenariat pour développer une large gamme de formations professionnelles, technologiques et générales, relevant de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur, ainsi que de la formation initiale ou continue, qui sont centrées sur des filières spécifiques et sur un secteur d’activité correspondant à un enjeu économique national ou régional ».
Le terme de « territoire » convoqué alternativement au pluriel ou au singulier émaille l’ensemble des discours officiels mais reste une entité floue fonctionnant autant comme ressource que comme espace d’avènement de pratiques vertueuses dans les relations entre emploi et formation.
L’étude conduite par Dominique Maillard porte sur 32 campus lauréats du programme PIA Territoires d’innovations pédagogiques. Le PIA a un financement d’Etat à hauteur de 80 millions pour une période de 5 à 10 ans. Certains Campus existaient déjà ; mais d’autres non. Pour ceux-là, le financement PIA constitue un fonds d’amorçage qui appelle la recherche d’autres financements publics ou privés locaux. La politique des CMQ est soutenue par une importante production d’images fortes qui vise l’imaginaire et sont d’autant plus aisément relayée par la presse. L’expression de J.-M. Blanquer parlant de « Harvard des métiers » pour les métiers du château de Versailles est ainsi reprise par la presse (Le Parisien 8 avril 2019). Voir ci-dessous la mise en scène du ministre tandis que l’article s’achève en pointant le problème du financement de ce CMQ.

« Un point, de taille, reste en suspens : le budget et son financement. « Voilà un budget qui ne ressemble pas à un budget », concède la rectrice en présentant « un tableau sans chiffre », tout en promettant « un modèle économique soutenable ». Les porteurs du campus misent sur des aides d’un appel à projets, des mécènes et les collectivités locales. Mais il ne faudra pas compter sur la ville de Versailles. « C’est un très beau projet, qui deviendra magnifique quand il sera créé, entame le maire (DVD) François De Mazières. Mais les villes doivent faire de plus en plus d’efforts financiers. Nous ne pourrons pas contribuer. »
La carte publiée sur Internet indiquant les sites labellisés a d’abord pour fonction de montrer que les CMQ couvrent le territoire (voir ci-dessous la carte actuellement disponible sur le site du MEN).

Le cadrage « politique » des CMQ a évolué. Lorsqu’ils sont créés en 2013 (Loi n°2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République portant création des Campus des métiers et des qualifications), l’ambition est l’égalité des chances et la valorisation des filières professionnelles. Les formations doivent être plus lisibles pour les élèves et les employeurs. Il s’agit de développer l’apprentissage avec une meilleure concertation Etat-région (notion de proxémie avec au centre l’établissement scolaire porteur du Campus, puis des formations complémentaires, par exemple une licence professionnelle en partenariat avec une université, des établissements secondaires satellites et un cercle plus large d’entreprises).
A partir de 2016, on observe un glissement dans les attentes et objectifs. Les CMQ sont un levier d’anticipation des mutations économiques sur fond d’attractivité du territoire. Dans le 4eme appel à projets de CMQ, une condition d’éligibilité est qu’un travail préalable avec l’administration de l’EN ait déjà eu lieu.
A partir de 2019, il s’agit d’une politique industrielle territorialisée. Les CMQ sont classés en 12 filières d’activités dynamiques et porteuses d’emplois, définies par le Ministère de l’Education nationale. Les CMQ sont désormais portés en très grande majorité par des universités. Leur périmètre est configuré par la définition et le regroupement de métiers du futur. Ainsi du Campus Excellence sécurité en Ile-de-France (porté par Cergy Université) qui est orienté vers la sûreté des personnes, la cybersécurité, etc. Les Campus d’excellence vont valoir des avantages d’aménité et affichent une vie de campus (accueil, logement, qualité de l’environnement).
Cette politique pose question sur les réalités locales/territoriales qu’elle recouvre, sur la production d’inégalités : les partenariats recherchés ne se développent-ils pas d’abord où sont déjà concentrés des acteurs ? Certains lycées sont aujourd’hui multi-positionnés, mais n’existerait-il pas des lycées absents de tout réseau ?
Table-ronde
Laurent Lescouarch : Les risques d’instrumentalisation politicienne semblent importants : n’y a-t-il pas une forme d’idéologie derrière le territoire apprenant ?
Wandrille Hucy : le territoire fonctionne comme un mode de résilience face au désengagement de l’Etat, mais y a-t-il les ressources pour compenser ? Ce mouvement est général pour les politiques publiques en France. Par ailleurs, il ne faut pas oublier l’instrumentalisation des dispositifs par leurs bénéficiaires. Par exemple, ne peut-on parler d’une instrumentalisation locale de CMQ par des acteurs qui y trouvent de quoi répondre qui à des besoins temporaires ?
Olivier David : Il y a une force propre à ces slogans, la volonté de mettre un label, une marque sur les politiques pour dire que ce qu’on fait ici est différent d’ailleurs. Les élus locaux prennent en compte les questions éducatives, entendent l’expression des besoins et d’un vécu des familles et des enfants. Mais par exemple, l’obtention du label ville amie des enfants ne signifie pas qu’on a une politique éducative. Or, on assiste aujourd’hui à une accélération dans la mise en place de dispositifs pour l’éducation, y compris dans le supérieur et cela perturbe grandement le paysage institutionnel.
Dominique Maillard souligne que personne dans les CMQ ne convoque le territoire apprenant. Mais il faudrait aller voir les usages et pas seulement les discours politiques.
Agnès Checcaglini : Il est question de perturbation du paysage institutionnel. Peut-on parler d’un changement, d’une rupture dans les pratiques et la pensée politique : d’un dépassement de logique d’attributions de compétences pour aller vers une logique de la spécificité des territoires ?
Olivier David : les dispositifs et labels sont des signifiants utilisés par les politiques. Ce n’est pas tant la proximité avec les acteurs et les bénéficiaires qui est importante que la capacité pour eux à partager un projet politique, à réunir les acteurs, à les mobiliser pour définir le commun au-delà des grands objectifs…
Wandrille Hucy : territoire est un mot piégé. C’est un préalable plus qu’une résultante ou bien est-ce un moment ? Qu’est-ce qui fait territoire ? Est-ce une question d’identité ou une question de citoyenneté ?
Dominique Maillard : je fais une distinction entre les questions d’école et les questions de formation. Pour la formation, il y a une logique de réponse rapide aux besoins ; on entend casser une certaine logique administrative qui ralentit la réponse à ces besoins. D’où l’enjeu pour une entreprise d’être partenaire d’un CMQ. Et celui par conséquent de définir ainsi la coloration du territoire.
Pour plus d’informations sur les intervenant.e.s
Olivier David : http://eso-rennes.cnrs.fr/fr/equipe/chercheurs-et-enseignants-chercheurs/david-olivier.html
Olivier David, 2011, Les pratiques de loisirs des enfants et des jeunes en Ille-et-Vilaine : espaces et mobilités, Carnets de géographes [En ligne]. URL : http://journals.openedition.org/cdg/2114
Olivier David, 2010, Le temps libre des enfants et des jeunes à l’épreuve des contextes territoriaux : les pratiques sociales, l’offre de services, les politiques locales. Habilitation à diriger des recherches, Université de Rennes 2. URL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00574271/file/2_Temps_libre_des_enfants_et_des_jeunes.pdf
Dominique Maillard : https://pmb.cereq.fr/index.php?lvl=author_see&id=15131&get_last_query=1&sort=0
Wandrille Hucy : https://hal-normandie-univ.archives-ouvertes.fr/IDEES
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