La Galleria Vittorio Emanuele II de Milano 

L’interspatialité est une propriété ordinaire de l’espace dès lors qu’on ne le confond pas avec l’étendue, mais qu’on le considère comme une ressource que nous utilisons dans toutes nos occupations, les plus quotidiennes comme les plus exceptionnelles. Aucun lieu de pratique n’est clos sur lui-même. Dans tout lieu, nous percevons d’autres lieux, d’autres ensembles de lieux.

L’interspatialité, c’est cette propriété qu’ont les lieux de renvoyer les uns aux autres et, plus généralement, la propriété d’un espace premier de renvoyer à un ou des espaces seconds, sa matérialité soutenant sans complétement la conditionner, ses mises en rapport avec d’autres.  

Certains lieux sont plus que d’autres conçus, aménagés pour susciter et orienter cette mise en rapport. C’est le cas de la galerie Victor Emmanuel II dans le centre de Milan.

Le carrefour central de la galerie, 26 mai 2022 (photographies : Jean-François Thémines)

L’espace premier est à considérer à différents degrés d’échelle. J’y ai distingué la galerie toute entière, le carrefour central de cette galerie et les vitrines des magasins de mode. Mais d’autres degrés pourraient être distingués.

Pour les espaces seconds, quatre échelons peuvent être repérés : ceux de la ville, du pays, de l’Europe et du Monde. Ce qui nous donne le tableau suivant :

Tableau des échelles d’interspatialité dans la galerie Victor Emmanuel II (J.-F. Thémines)

Galerie

Nous parvenons à la Galleria Vittorio Emanuele II par la Via Tomasso Grossi (voir ci-dessous).

Entrée Ouest de la galerie, avec tramway

D’évidence, la galerie renvoie à d’autres passages couverts en Europe. La notion de passage apparaît, semble-t-il à Paris, dans les Jardins du Palais Royal, avec la construction des premières galeries de bois par le duc d’Orléans en 1786. Elles se développent dans les grandes villes d’Europe puis se diffusent dans la hiérarchie urbaine en même temps que la Révolution industrielle – qui est aussi commerciale. Les passages couverts, c’est un peu la ville dans la ville, le miroir qu’elle se tend (que les classes bourgeoises se tendent). Construite en 1865-1867, la Galleria Vittorio Emanuele II s’inscrit dans une course au gigantisme. Elle me fait l’effet d’une immense salle des pas perdus. Je lui préfère tout près du Palais Royal à Paris la Galerie Vivienne (1823) à laquelle je pense à ce moment avec le sentiment ici à Milan d’une disproportion (voir ci-dessous).

Galerie Vivienne, Paris, 25 juin 2021, 8h30

La galerie entière renvoie aussi à la ville de Milan. Sa conception répond à l’idée qui n’était pas nouvelle mais n’avait pas été réalisée jusqu’alors, de former un passage entre la Piazza del Duomo, la place de la Cathédrale, et la Piazza della Scala, l’Opéra de Milan. C’est ce projet que réalise l’architecte Giuseppe Mengoni (voir sur ce plan légèrement postérieur aux travaux de Mengoni).

Le premier projet de plan d’aménagement et d’extension de l’Ingénieur Beruto en 1884. Licenza : Public Domain Autori : Albertomos, Van Loon. Voir dans le cercle central rose le plan en croix de la galerie, entre les deux places.

Carrefour

Au carrefour, sous l’immense coupole de verre, au sol, en mosaïque, la représentation des armoiries de la Maison de Savoie (croix blanche sur fond rouge). La galerie est inaugurée en 1867 par Victor Emmanuel II, duc de Savoie, roi du Piémont-Sardaigne, prince de Piémont et comte de Nice de 1849 à 1861, puis avec l’unification italienne, roi d’Italie. A ce moment, la Vénétie et Mantoue, soustraites à l’empire d’Autriche, viennent d’être annexées au royaume, auquel il manque encore le Latium.

Le blason du Duc de Savoie, roi d’Italie

Sur les frontons qui joignent les axes de la galerie (le carrefour a un plan octogonal), une représentation des quatre parties du monde. Chaque allégorie féminine a été réalisée par un artiste différent.

Egyptienne, l’Afrique représentée par Eleuterio Pagliano ressemble fort à Cléopâtre.

Sur le fronton : allégorie de l’Afrique

Associée à la figure d’un Amérindien et à la représentation d’Africains mis en esclavage, l’Amérique de Raffaele Casnedi célèbre Christophe Colomb.

Sur le fronton : allégorie de l’Amérique

Alanguie, l ‘Asie peinte par Bartolomeo Giuliano contemple les richesses amenées à ses pieds.

Sur le fronton : allégorie de l’Asie. Voir ci-dessous, représentation récupérée sur Internet et plus visible

L’Europe, enfin, réalisée par Angelo Pietrasanta, est associée à la science (le compas, le rouleau de papier), à la sagesse (Athéna/la chouette) et aux arts (la lyre) et couronnée de lauriers. Elle domine le monde, ce que le globe terrestre vient rappeler.

L’allégorie de l’Europe – et pour mieux voir les attributs de la domination, dont le globe, ci-dessous :

Nées après la « découverte de l’Amérique », ces allégories des quatre parties du monde n’ont cessé d’être reprises et développées jusqu’à la fin du XVIIIe siècle avant de connaître une nouvelle diffusion avec les expositions universelles. La première exposition internationale milanaise ne se tient cependant qu’en 1906.

Vitrines

Les vitrines des magasins de mode seraient à examiner chacune pour elle-même. Leur concentration ici témoigne du rôle que Milan joue dans la mode italienne et mondiale à partir du début des années 1970. A travers Milan, c’est la Lombardie qui est inscrite sur la carte mondiale du prêt-à-porter, avec quelques milliers d’ateliers de petite taille sur lesquels s’appuient les marques (Prada, Gucci). 

Je n’ai retenu que deux boutiques, l’une pour le clin d’œil dans la vitrine (Moncler), l’autre pour la résonance de son nom (Borsalino).

Vitrine Moncler, spécialiste de doudounes haut de gamme et de vêtements de ski. Les modèles de doudoune, jaune canari (?) revêtent des statues, rappel d’une Renaissance lombarde qui voit Milan s’inscrire dans le réseau des influences artistiques florentines, ferraraises et padouanes. La boutique Moncler jouxte le musée Léonard de Vinci qui arrive ici en 1482. Curiosité du coq dont la silhouette structure le logo Moncler. Moncler a été fondée en 1952 à Monestier de Clermont près de Grenoble. Son rachat par Remo Ruffini en 2003 conduit la marque vers le haut de gamme. Le siège du groupe est à Milan et la localisation de ses boutiques dessine une géographie classique de la mondialisation dans le luxe : Faubourg Saint-Honoré et boulevard Saint-Germain à Paris, New York, Pékin, Munich, Rome, mais aussi Chamonix.

Vitrine de Borsalino. Entreprise familiale née en 1857 à Alessandria à une cinquantaine de kilomètres à l’Ouest Sud-Ouest de Milan et dont l’histoire de la production de chapeaux feutre est associée à celle du cinéma américain et mondial (d’Humphrey Bogart dans Casablanca à Jean-Paul Belmondo dans A bout de souffle ou Alain Delon dans… Borsalino).

La boutique Borsalino

Et il y a toutes celles et tous ceux pour lesquels la galerie est un écrin (This place is so beautiful !), un instant, le temps de prendre pour la diffuser dans le monde entier – potentiellement – une image d’elles et eux-mêmes (voir ci-dessous).

Miroir Instagram, oh mon miroir, dis-moi que je suis la plus belle… devant Prada !

Pour aller plus loin, sur la notion d’interspatialité

Géraldine Djament, 2005, Pour une géographie de l’interspatialité. L’exemple romain. URL : http://thema.univ-fcomte.fr/theoq/pdf/2005/TQ2005%20ARTICLE%2016.pdf

Laisser un commentaire