La balade de Lunan

« Que peut-on connaître du monde ? De notre naissance à notre mort, quelle quantité d’espace notre regard peut-il espérer balayer ? Combien de centimètres carrés de la planète Terre nos semelles auront-elles touchés ?

Parcourir le monde, le sillonner en tous sens, ce ne sera jamais qu’en connaître quelques ares, quelques arpents : minuscules incursions dans des vestiges désincarnés, frissons d’aventure, quêtes improbables figées dans une brouillard doucereux dont quelques détails nous resteront en mémoire : au-delà de ces gares et de ces routes, et des pistes scintillantes des aéroports, et de ces bandes étroites de terrains qu’un train de nuit lancé à grande vitesse illumine un court instant, au-delà des panoramas trop longtemps attendus et trop tard découverts, et des entassements de pierres et des entassements d’œuvres d’art, ce seront peut-être trois enfants courant sur une route toute blanche, ou bien une petite maison à la sortie d’Avignon, avec une porte de bois à claire-voie jadis peinte en vert, la découpe en silhouettes des arbres au sommet d’une colline des environs de Sarrebruck, quatre obèses hilaires à la terrasse d’un café dans les faubourgs de Naples, la grand-rue de Brionne, dans l’Eure, deux jour avant Noël, vers six heures du soir, la fraîcheur d’une galerie couverte dans le souk de Sfax, un minuscule barrage en travers d’un loch écossais, une route en lacets près de Corvol-l’Orgueilleux… Et avec eux, irréductible, immédiat et tangible, le sentiment de la concrétude du monde : quelque chose de clair, de plus proche de nous : le monde non plus comme un parcours sans cesse à refaire, non pas comme une course sans fin, un défi sans cesse à relever, non pas comme le seul prétexte d’une accumulation désespérante, ni comme illusion d’une conquête mais comme retrouvailles d’un sens, perception d’une écriture terrestre, d’une géographie dont nous avons oublié que nous sommes les auteurs »

Georges Perec, Espèces d’Espaces (p.146 dans l’édition augmentée parue au Seuil en 2022).

C’est le hasard d’un collage entre la lecture d’Espèces d’espaces de Georges Pérec dans cette édition augmentée à la Librairie du XXIe siècle et une promenade autour de Lunan. Mais le cadeau – le livre m’a été offert – ne m’est pas fait par hasard. Et les promenades peuvent être des exercices de cette géographie dont parle Perec.

La balade de Lunan suit un parcours qui va du bourg [photo 1] à l’église Saint-Martin de Lunan, presque seule en contrebas, dans un vallon qui conduit jusqu’à la vallée du Lot [photo 2]. De là, un étroit chemin mène sur les rebords du plateau de Capdenac-le-Haut [photo 3]. Une fois hissés sur ce plateau, nous suivons le bord de la falaise jusqu’au vieux bourg de Capdenac-le-Haut [photo 4]. Exercice d’admiration depuis le banc installé face à Capdenac-Gare [photo 5]. Et retour vers Lunan en passant par des hauts (hélas coupés par une petite route fort empruntée – la route dite de la Carte de France) d’où l’on aperçoit en tournant juste la tête, d’un côté la vallée du Lot, de l’autre celle du Célé et Figeac (sa partie Est et en hauteur) [photo 6].

Photographie 2 : le vallon de Lunan (Jean-François Thémines)
Photographie 3 : le chemin aux marches (Jean-François Thémines)
Photographie 4 : le vieux bourg de Capdenac le Haut. Quand on se retourne sur le début de la balade : au fond à droite, le versant bleu foncé du vallon de Lunan (Jean-François Thémines)
Photographie 5 : le banc (Jean-François Thémines)
Photographie 6 : les deux vallées (Jean-François Thémines)

Perec : « perception d’une écriture terrestre ».

Perception 1. Le sentier depuis le bas du vallon de Lunan est abrupt. Dans un virage à angle droit, il est même taillé dans le calcaire, des deux côtés, sur plus d’un mètre de haut. Pour être praticable, des marches ont été ébauchées dans la roche [photo 3]. Et il a été pratiqué : les marches sont usées, la pierre lustrée par les sabots des humains, des moutons et des vaches. En travers du chemin, un pan de roche oblique d’environ un mètre-cinquante. Ce rocher lisse et penché a été taillé en escalier, seul moyen de le franchir en temps de pluie [photo 7]. Forme d’écriture terrestre. Plus jamais cette roche ne sera ce qu’elle avait été, pan de calcaire à demi-redressé sous une falaise dominant le versant d’un méandre du Lot. Des humains y ont creusé, inscrit ces quelques marches nécessaires à la sécurité de leurs déplacements. D’un village à l’autre, d’une maison (en haut ou en bas) à un jardin ou à une pâture. J’ai pensé comme souvent devant la trace présente d’un travail passé, au travail lui-même. Qui ? Combien de temps ? Avec quels outils ? Quels mots pour accompagner le geste ? Comment résonnait cette langue ? Ecriture aussi en pas accomplis (des milliers) sur ce morceau de chemin et les terres et villages qu’il reliait, si on en dessinait les tracés à même la terre. Mais l’usure des marches est une écriture de cette sorte. Elles et ils allaient d’où à où ? Franchissaient-ils le Lot quelquefois ? C’était avant le pont de chemin de fer et le pont routier en contrebas. De toute façon, il fallait pour travailler, aller par les chemins tracés sur le causse, dans la vallée et entre les deux.

Photographie 7 : la roche taillée dans le chemin (Jean-François Thémines)

Perception 2. Peu de temps après l’apparition de l’escalier taillé dans la roche. Nous arrivons sur le rebord de la falaise. Les horizons se sont élargis. La rivière Lot déjà chauffée – il n’est pourtant que neuf heures – produit une brume d’évaporation qui bleuit les versants [photo 8] En face nous avons les collines derrière Capdenac-Gare qui la séparent de la vallée de la Diège. Nous y sommes passés lors d’une promenade n°1 dans le Capdenacois [photos 9 et 10]. Et sur le côté, ce sont cette fois-ci les hauteurs du Causse de Villeneuve que nous avons découvert lors d’une promenade n°2 dans le Capdenacois à partir de Saint-Julien d’Empare [photos 11 et 12]. Cette fois-ci, c’est l’émotion de l’inter-promenades : interspatialité (?) nous sommes-nous dits. En tout cas pas seulement inter-visibilité, car il s’agit de se savoir dans les horizons de nos autres promenades comme elles sont ce matin dans les horizons que nous parcourons des yeux. Ce n’est plus un chemin, c’est un entrelacs de routes vues, de chemins parcourus rappelés à la mémoire et de sentes qui resteront souvent inconnues. En bas, cette virgule de lumière blanche produite par le soleil tamisé sur un train courbe indique le centre ancien (la gare) d’un bassin de vie à partir duquel nous rayonnons cet été en promenades [photo 13]. C’est la promenade n°3 [photo 4]. Se savoir de passage dans ces paysages qui eux-aussi passent, même si ce n’est pas au même rythme et si les topographies ne bougent pas.

Photographie 8 : Le Lot, la brume (Jean-François Thémines)
Photographie 9 : vers la promenade n°1, sa fin, par la route d’Asprières bordée de pavillons des années 1920 (Jean-François Thémines)
Photographie 10 : vers la promenade n°1 face au plateau qui sépare la vallée du Lot de celle de la Diège (Jean-François Thémines)
Photographie 11 : vers la promenade n°2 depuis la pointe du plateau de Capdenac (Jean-François Thémines)
Photographie n°12 : vers la promenade n°2 depuis l’Est de Capdenac (Jean-François Thémines)
Photographie 13 : dans l’ovale jaune, les horizons de la promenade n°1, dans l’ovale orangé, les horizons de la promenade n°2

A relire le passage d’Espèces d’espaces, c’est le « nous » qui m’interroge : « une géographie dont nous avons oublié que nous sommes les auteurs ». Nous, quels chemins traçons-nous ?

Les autres promenades sont à ces liens :

la promenade n°1 : https://jeanfrancoisthemines788063388.wordpress.com/2022/07/25/i-was-here-letoile-de-capdenac-gare/

la promenade n°2 : https://jeanfrancoisthemines788063388.wordpress.com/2022/08/03/entre-paysages-et-panoramas-causse-et-diege-aveyron/

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