
209 rue de Saint-Maur Paris Xe. Autobiographie d’un immeuble, de Ruth Zylberman peut se lire comme un livre de géographie ; et c’est un des plus beaux livres de géographie que j’ai lus.
C’est l’histoire d’une enquête – on pourrait aussi bien dire la géographie d’une enquête – tant la méthodologie comme l’objet sont attachés à Paris, à ses immeubles et aux lieux qu’ils deviennent pour leurs habitants venus de France ou d’ailleurs. Une enquête historique, mais on pourrait autant dire géographique. Car, en dehors du fait que l’auteure s’attache aux habitants du 209 avenue Saint-Maur de la Commune jusqu’au moment où elle mène son enquête, elle pose d’abord la question de savoir comment un espace refuge peut devenir un piège pour celles et ceux qui s’y sont sentis protégés. Et comment elle peut faire trace de cela. Alors que les angoisses des personnes prises au piège ne sont pas inscrites sur les façades des immeubles où elles furent raflées ou échappèrent de peu à ces rafles.
Méthodologie pour retrouver les lieux
Au début, Ruth Zylberman marche dans Paris, au pied des immeubles de Paris tête levée. Puis elle découvre la carte réalisée par Serge Klarsfeld et Jean-Luc Pinol qui répertoire les enfants parisiens déportés entre 1942 et 1944, immeuble par immeuble (voir ci-dessous : le cercle bleu correspond à l’adresse du 209 rue Saint-Maur).

Comment choisir son terrain d’investigation ?
« Un immeuble avec lequel je n’aurais aucun lien et dont, pourtant, je saurais tout. Je le filmerais, je l’écrirais aussi peut-être » (p. 16). Une rue ordinaire, un immeuble ordinaire. « 209 rue Saint-Maur, Paris Xe. J’avais trouvé mon Amérique » (p. 17).
Comment peupler un immeuble de noms, puis de familles pour essayer d’en retrouver les voix et par elles, leur expérience de ces lieux, la vie ?
Deux éléments de méthode, parmi d’autres.
Un premier qui est d’abord un jeu d’enfance pour Ruth Zylberman : le jeu du paysage originel (p. 59). S’imaginer l’endroit sans les façades, sans l’immeuble, sans rue, avant… pour mieux comprendre d’où vient cet espace, comment des vies s’y sont construites en même temps qu’elles le modelaient, l’aménageaient, le transformaient ; comment des vies s’y succèdent, des vies d’ouvriers venus du Limousin ou du Jura, puis de Pologne, plus tard encore de Kabylie.
Un second : filmer les témoignages des personnes retrouvées décrivant leur appartement à l’aide de meubles et objets miniatures que l’auteure a amenés pour étayer cette description. Comprendre comment les familles vivaient dans des pièces de quelques mètres carrés. Qui entendaient-elles dans les appartements voisins ? Que voyaient-elles et qui depuis les fenêtres ? Qui venait les voir ? Qui a vécu là longtemps ? Qui n’y a été que de passage ? Retrouver les lieux par le placement des objets qui appelle les souvenirs (voir ci-dessous, image extraite du documentaire écrit et filmé par Ruth Zylberman)

Expériences des lieux
Le récit est jalonné de narrations d’expériences qu’on pourrait qualifier de géographiques en ce qu’elles montrent de quoi sont faits les lieux. Pour les personnes interviewées comme pour par l’auteure, tant leurs histoires résonnent et le travail psychique des enfants du 209, soixante ans après, affecte l’enquêtrice. On peut dire qu’un lieu habite ces personnes autant qu’elles l’ont habité. Ou, peut-être, qu’un endroit ne fait lieu qu’à cette condition qu’il séjourne dans la personne, en images, en réminiscences, en travail de la mémoire.
L’expérience de la métamorphose
« La métamorphose de votre horizon familier en paysage hostile » (p. 45), l’expérience centrale dans cet ouvrage. Elle est formulée à partir du récit de Charles Zelwer, âgé de 18 mois en juillet 1942 lorsque ses parents s’enfuient du 209 et le cachent loin d’eux pendant deux ans. Ils reviennent en 1944 dans l’immeuble où lui, vit ensuite jusqu’en 1967. A ce récit que domine l’image du « fatras » de l’après-guerre, quand le silence recouvre les événements passés, fait écho celui du père de l’auteure lui narrant (une unique fois), le chemin de l’école le premier jour où il porte l’étoile jaune en juin 1942. Récits de grands enfants tristes. « La métamorphose de votre horizon familier en paysage hostile. Et de cette métamorphose, certains ne se remettent jamais ».
La géographie mouvante des rêves
Là, c’est Albert Baum, le premier des enfants que Ruth Zylberman décide de filmer. Il a été arrêté au 209, déporté à Auschwitz, puis Büchenwald. Revenu à Paris en 1944, il s’est installé dans la Nièvre qu’il n’a plus quittée depuis la fin des années 1940. « Je n’ai pas besoin de fermer les yeux pour voir la rue Saint-Maur, elle est toujours présente. Elle peut même être présente dans mon sommeil ».
« Ses premiers mots me frappent, ils me rappellent ce que m’avait dit Odette : « le 209, j’y suis souvent la nuit ». Comme si pour retrouver le chemin de la rue Saint-Maur il fallait en passer par la géographie mouvante des rêves où le 209 s’élève toujours, inchangé, lieu inamovible de l’origine » (p. 80).
Le fantasme du lieu protecteur
Aux entretiens passés avec Albert, avec Charles, avec Odette fait écho un autre jeu d’enfance de l’auteure : le jeu de l’aménagement de la chambre en appartement. Du souvenir de ce jeu, par glissements successifs, elle en vient à cette notion d’un lieu protecteur qui le serait dans l’absolu.
De l’aménagement intérieur (où mettre le lit, la cuisine, le canapé ?), on passe à la protection qu’offre la porte contre des personnes venues arrêter l’enfant qu’elle est. Puis de l’ancrage biographique de ce jeu – l’arrestation de sa mère alors enfant avec ses parents à Toulouse au printemps 1944, on en vient à « la » question : « est-il vraiment possible que l’extérieur, l’histoire viennent faire effraction dans le familier, le « chez soi », le lieu de nos lectures, celui de nos souvenirs
Et s’il existe, où donc est-il ce lieu où nous serions absolument protégés de cette effraction, inatteignables ? » (p.88).
Le réseau souterrain des évocations sensibles (contre la figure de l’emboîtement)
La narration de la rencontre avec Odette, ancienne enfant du 209 et résidente à Tel Aviv est l’occasion de préciser comment s’organisent les rapports aux lieux et à l’espace des personnes interviewées. L’auteure indique bien que la figure de l’emboîtement, représentée par les poupées russes aperçues dans le salon d’Odette, ne fonctionne pas. Dans la géographie la plus classique (et s’appuyant sur la figure des coquilles de l’espace d’Abraham Moles) on imaginerait comment un corps/une personne se tient dans une chambre au 209, s’emboîtant dans l’appartement qui les contient, puis dans l’immeuble du 209, puis la rue Saint-Maur, Paris, la France, le monde où vivent soixante ans après certains des enfants du 209. Mais dans la géographie des corps et de la mémoire, il n’en est rien.
« J’aperçois sur une étagère une matriochka bleue, ces poupées de tailles différentes qui s’emboîtent les unes dans les autres. Sur la plus petite sont reproduits à l’identique les mêmes détails que sur la plus grande. Cette image m’était déjà venue quand j’avais découvert au cadastre, les différentes strates de construction de l’immeuble du 209 mais je me souviens aussi, en les découvrant ici, que j’ai vu les mêmes poupées russes (elles n’étaient pas bleues mais rouges) dans l’ancien appartement d’Odette, chez les Leray. Comme si ce motif de l’emboîtement me poursuivait, comme si, malgré la distance géographique, temporelle – malgré aussi ou peut-être à cause du malheur de la perte-, Odette avait conservé intacte en elle une minuscule matriochka à laquelle, grâce à notre rencontre, elle donnait voix. Mais Odette n’est pas une poupée de bois dont les différentes versions s’enchâsseraient mécaniquement : les liens qui l’unissent à la plus petite des matriochkas sont des liens de chair et de sang, un réseau organique, souterrain, de réminiscences et d’évocations sensibles dont, je ne l’ignore pas, la mise à nu est douloureuse, à la manière d’un muscle atrophié qu’on étirerait brusquement, à la limite du déchirement, à la limite du supportable » (p. 188-189).
La superposition des regards
Que reste-t-il des appartements du 209 tels qu’ils étaient découpés et habités pendant la guerre ? L’auteure a appris à lire les anciens aménagements dans les redécoupages qui ont succédé : quelques traces au sol des anciennes cloisons, des couloirs. Finalement, le plus sûr ce sont les fenêtres dans les façades de l’immeuble. Ces façades qui semblent regarder les passants ; en fait, les regards des habitants derrière ces façades. Les anciens, les nouveaux, l’auteure aussi de passage. Ce qui est déterminant, c’est le regard que l’on peut poser sur la ville depuis une fenêtre d’où d’autres avant soi, ont posé ce (même ?) regard. La superposition des regards.
Ruth Zylberman est avec Isabelle, fille de Républicains espagnols réfugiés en France en 1946 et récemment arrivée au 209. Elle vient de rencontrer deux frères Jacques et René qui y ont vécu avant d’être cachés par leurs parents pendant la Guerre, parents qu’ils n’ont jamais revus.
« Nous nous sommes installées pour parler à la table de la cuisine ouverte sur le salon et quand nous examinons la morphologie de l’appartement où sont réunis plusieurs anciens lots et où, comme d’habitude, l’ancien couloir devenu commun a été intégré, nous nous apercevons que ce coin cuisine correspondait probablement à l’ancien appartement n°4 où habitaient les Goldstzajn. Impossible de s’imaginer la pièce où Maria, Simon, René, Jacques et Paul ont vécu. Impossible d’y reloger, derrière les placards, la cuisinière flambant neuve, le plan de travail agrémenté de petits pots de fleurs et d’ustensiles délicats, l’angoisse, la peur de Maria et de ses enfants. Un indice, le seul, subsiste pourtant : la fenêtre vers laquelle je m’avance pour y contempler, le regard de Maria devenu mien, la vue presque inchangée sur Paris et les murailles de façades surmontées de toits gris qui se partagent l’horizon avec le ciel où quelques nuages flottent mollement » (p. 331)




Ces murailles de façades… au-dessus Odette Diamant dans « Les enfants du 209 rue Saint-Maur » © Roni Katzenelson/Zadig Productions. En dessous : le 209 Saint-Maur, depuis Street View 2008, 2014, 2022. La plaque commémorative (entre les deux fenêtres à droite du portail au premier étage) apparaît sur la vue de juillet 2022 ; elle n’a pas encore apposée sur la vue précédente datée d’avril 2021. La porte est la même qu’en 1942-1944. Sa poignée aussi.
Pour poursuivre sur cette autobiographie d’un immeuble :
Norbert Czarny, « Le voisinage des mots », En attendant Nadeau, 28 janvier 2020. https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/01/28/voisinage-morts-zylberman/
Annabelle Paillery Guichard, « 209 rue Saint-Maur. Autobiographie d’un immeuble, Paris Xè, un livre de Ruth Zylberman », Revue Alarmer, 5 juillet 2020, https://revue.alarmer.org/ruth-zylberman-209-rue-saint-maur/
le site de la « Cartographie des enfants juifs de Paris déportés de juillet 1942 à août 1944 » (Données de Serge Klarsfeld sur la déportation des enfants juifs de Paris – nom, prénom, âge, adresse – Points adresses et fichier des équipements actuels de Paris , Atelier parisien d’urbanisme (APUR), plan des îlots de Paris en 1954, Jean-Luc Pinol). Lien : http://tetrade.huma-num.fr/Tetrademap_Enfant_Paris/
Ruth Zylberman elle-même, interviewée par Dominique Rodriguez (Union des Progressistes Juifs de Belgique) : https://www.youtube.com/watch?v=sMzCec2FcmU ; ou encore sur Akadem Campus : https://ps-af.facebook.com/AkademCampus/videos/les-enfants-du-209-rue-saint-maur-avec-ruth-zylberman/10156466465638205/
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