L’Aiguille, c’est d’abord l’une des deux aiguilles restantes, sur les quatre peut-être, qui marquaient anciennement les abords de Figeac. Sorte de courtes obélisques plantées sur les hauteurs de la ville. L’Aiguille du Cingle porte le nom de l’étroite colline qui fait face à Figeac, sur la rive gauche du Célé. On voit la silhouette de cette aiguille depuis les hauts de la ville sur l’autre rive, depuis le parvis de l’église du Puy par exemple.

L’Aiguille, c’est aussi le nom de la zone artisanale qui s’est développée au sud du Cingle de l’autre côté d’une petite dépression qui conduit vers le fond de la vallée du Célé.

Notre promenade de Figeac à Faycelles emprunte d’abord le circuit du Cingle : départ depuis les berges du Célé et montée de la colline par l’Ouest avec arrivée au monument à la mémoire des Figeacois et réfugiés déportés après la Rafle du 12 juin 1944. Puis elle rejoint le GR 65 qui est aussi un chemin de Saint-Jacques, un peu après la ferme de Malaret.

Pour cela, elle nous fait rejoindre et traverser le rond-point de la zone de l’Aiguille et d’Herbemols. Ce rond-point distribue la circulation entre la départementale qui relie Figeac à Villefranche-de-Rouergue et la rocade qui contourne Figeac de la route de Rodez (par Capdenac et Décazeville) à la route de Cahors et l’autoroute A20. Un exemplaire de ces milliers de tourniquets à camions et automobiles qui ponctuent rocades et pénétrantes urbaines en France.

C’est le passage de l’Aiguille (le monument et ses abords) à Trémont par le rond-point et la zone de l’Aiguille qui nous offre une leçon inattendue de médiance.

La médiance, chez Augustin Berque, c’est le milieu, entendu comme une relation patiemment tissée entre une société et un espace qu’elle a pris le temps de connaître avant d’y introduire des modifications. Cette relation est unique et indéplaçable. Elle ne peut être reproduite ou transposée. De sorte que « dans cette partie du monde [ici ou là], l’air du temps et l’écoulement des choses ne peuvent être ce qu’ils sont ailleurs. Ils y ont un sens à nul autre pareil : le leur, qui est aussi celui de l’existence des hommes qui le vivent, et qui le ressentent, et qui le comprennent, et qui l’entretiennent, et qui le déploient » (Berque, 1990, p. 21).

Au cœur de cette mésologie (science des milieux compris comme médiance), on trouve la notion de prise. « Qu’est-ce qu’en effet une prise ? C’est la branche quand la main la saisit, l’aspérité si l’orteil s’y cale » (Berque, 1990, p. 102). La notion de prise correspond à cette idée de relation : elle est l’expression concrète de la médiance.

Nous repensons à cela quand, après avoir traversé le rond-point, puis emprunté sur cent-cinquante mètres une route de campagne transformée en rue de zone industrielle (élargissement, trottoirs, signalétique d’entreprises sur les bords), nous retrouvons la route de campagne telle qu’en elle-même. Etroite, ancien chemin goudronné entre les murs de pierre sèche. Sur le bord droit de la route, ce grangeou parfaitement proportionné. Tuiles canal. Porte de bois fermée. On est à l’entrée de Trémont. Une pente douce commence sur la droite. A gauche, ce sont les hauts d’un plateau qui ondule entre la vallée du Célé (en face sur la photographie) et la vallée du Lot (à gauche de la photographie). En face, les causses boisés, particulièrement verts cet été. Le milieu est là ; une médiance que l’on peut percevoir. Prêtez attention à cette série de bourgs installés sur des contreforts des causses, sur des positions hautes tout en ayant accès à l’eau : Béduer, Espédaillac.

Après la zone artisanale, vers Trémont (photographie : Jean-François Thémines, 14 juillet 2023)
Les collines du Causse
dans les ovales : Béduer à gauche, Espédaillac au fond à droite

On est en bordure des départements du Lot et de l’Aveyron, sur un terroir qui n’a pas conservé la population qui l’habitait encore au milieu du XIXeme siècle. La reprise observée depuis 1975 résulte de divers mouvements : le développement d’une économie résidentielle associée à l’installation de retraités et au développement de formes de tourisme vert, la mise en place d’une agriculture fondée sur la qualité de produits distribués en circuit court (coopérative CantAveyLot) et le développement de l’industrie mécanique et aéronautique, dont on vient précisément de voir une des manifestations dans la zone de l’Aiguille.

Dans cette zone et à ses abords, la rupture avec le milieu (la médiance) est patente. Sur ces hauts encore intouchés il y a cinquante ans, se sont développées des installations industrielles (AéroFigeac) et commerciales (Leclerc Drive, Restobowling, etc.) (voir photographies aériennes des années 1950 et contemporaines ci-dessous).

Les bâtiments métalliques sont disproportionnés. Nécessairement plans, ils ont imposé des arasements, des remblais. Sur ces plateaux à surface irrégulière, on distingue en dessous des vastes constructions, les pentes et les remblais sur lesquelles leurs carcasses métalliques s’appuient (voir photographie ci-dessous). En plus, les systèmes de ventilation mugissent. C’est assourdissant. Il faut atteindre Trémont à deux cents mètres pour ne plus entendre ce vacarme. On ne perçoit plus le vent qui nous a accompagnés jusque-là et que nous retrouvons ensuite.

Remblais sous carcasse métallique

C’est une enclave profondément étrangère à ce qui l’environne : fermée – toutes ces constructions sont aveugles, terne – elles ne scintillent, ni ne reflètent, ni ne vibrent, imperméable – on n’ose imaginer l’écoulement les jours de pluie, bruyante – aucune chance d’entendre les oiseaux dont plusieurs espèces protégées ont été bannies…

En bref, c’est une erreur.

Revenons à Augustin Berque. Il souligne qu’en aménagement du territoire, il existe deux types d’erreurs d’échelle, les erreurs chiffrables car elles ont un coût résultant d’une mauvaise appréciation des effets d’entraînement recherché et les erreurs non chiffrables car elles touchent au qualitatif, c’est-à-dire au paysage, au sens du milieu (la médiance). Ce type d’erreur produit des dégâts importants, puisque dans ces cas-là, littéralement, « on ne s’y reconnaît plus ». La zone de l’Aiguille et d’Herbemols est une erreur mésologique.

Un rapport de l’Office Français de la Biodiversité identifie les infractions caractérisées du Grand Figeac (responsable de l’aménagement de la zone d’Herbemols, extension de la zone de l’Aiguille), au titre des espèces protégées, en raison de l’altération ou dégradation non autorisée de l’habitat d’une espèce animale protégée non domestique, pour : le Bruant proyer – le Bruant zizi – la Fauvette à tête noire – la Fauvette dorée – la Fauvette grisette – le Pic épeiche – la Mésange charbonnière – l’Accenteur mouchet – l’Hypolaïs polyglotte – le Troglodyte mignon et le lézard des murailles. Le Grand Figeac est poursuivi pour avoir contrevenu à la loi en menant des travaux au cours de périodes interdites, en raison précisément de la protection due aux espèces protégées.

Il reste qu’autour de cette zone, il ne faut pas habiter à moins de deux cent mètres, surtout en contrebas (risque d’inondation lié aux écoulements pluviaux sur des surfaces imperméables). De plus loin, on peut observer l’inadaptation de ce type d’aménagement à son environnement (voir ci-dessous).

La zone terrassée vue depuis Trémont

Surtout détourner le regard une fois que les bruits ne vous gênent plus, pour ne voir que ce que des générations ont pu voir avant nous (et ont entretenu). De l’Aiguille – l’Aiguille du Cingle, pas la zone – d’où la voit comme ce matin les Monts du Cantal à Faycelles (photographies ci-dessous).

Au centre, la percée du Célé dans l’axe Figeac Bagnac et au fond, la silhouette de monts du Cantal
Une des belles demeures du bourg de Faycelles

Pour aller plus loin

Concernant Augustin Berque et la mésologie :

Berque, A. (1990). Médiance de milieux en paysages. Montpellier : RECLUS.

Et les dérives ahurissantes de l’aménagement de la zone d’Herbemols :

https://actu.fr/enquetes/pourquoi-le-grand-figeac-a-t-il-ete-mis-en-examen_59614671.html

https://actu.fr/enquetes/le-grand-figeac-devant-la-justice-plus-de-15-chefs-daccusation_59614707.html (dossier paru dans La Vie Quercynoise du jeudi 18 mai 2023).

https://www.fne-midipyrenees.fr/2021/11/23/le-grand-figeac-epingle-pour-non-respect-de-la-loi-sur-les-especes-protegees/

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