Carrouges, le château : un balcon en forêt

A Carrouges, le château des Le Veneur est beau avec ses murs de briques et de granite, ses fossés emplis d’eau, ses jardins et ses grilles à la française. Mais je lui ai toujours préféré les prairies humides et la silhouette d’une forêt proche que l’on voit depuis le jardin situé au Sud-Ouest.

Le château de Carrouges depuis le jardin situé à l’Est-Sud-Est. Le bois de Monthard à l’arrière plan (photographies Jean-François Thémines, 8 juin 2025)
le châtelet d’entrée (XVIe siècle). Au fond, le bois de Monthard
les douves, la porte monumentale du jardin situé au Sud-Ouest

Je tourne donc le dos au château, à sa cour, à ses appartements et même à ses jardins

vers la place que je préfère, au balcon
les balustrades du jardin, en pierre et en fer (issu des forges des Le Veneur). Les terrains au pied de la terrasse ont été creusés et mis en eau. Je préférais quand la prairie humide venait jusqu’au mur, avec ses joncs, ses flaques et… ses ragondins

Plus exactement, c’est de pouvoir voir les prés et la forêt qui m’a toujours attiré au bout de ces jardins, près des balustrades qui marquent la limite avec la campagne.

Être au-dessus du bocage, de quelques mètres, sur un promontoire fabriqué au goût du XVIIeme siècle. Regarder au pied de la terrasse, comment le mur touche la terre humide, que j’imagine lourde et froide. Puis porter le regard plus loin, là où se trouve la forêt. Sombre, résineuse.

depuis les balustres, les prés, le bois
à la jointure des deux balustrades, la forêt derrière (des douglas sans doute)

Plutôt un bois, d’ailleurs : le bois de Monthard. Au Sud de Carrouges, il se partage entre Normandie et Maine. Mais qu’on le replace dans son propre environnement et Carrouges apparaît comme une grande clairière que borde Ecouves sur sa partie orientale. Quand je voyais (et que je vois encore) le bois de Monthard, c’est toute cette forêt que je sens, moins spectaculaire ici qu’aux Ponts-Besnard ou à la Butte Chaumont, mais avec la puissance des massifs situés en arrière, Ecouves d’un côté, Andaine de l’autre.  

Entre Ecouves (à l’Est) et Monthard (à l’Ouest), la « clairière de Carrouges », le château dans le cercle orangé

Depuis la balustrade du jardin, j’ai toujours eu l’impression d’un face-à-face. Avec d’autres maîtres de forges, les Le Veneur ont mangé la forêt pour alimenter leur industrie et en tirer les bénéfices qui ont permis leur train de vie. Je me demande comment ils voyaient la forêt. Si on leur avait demandé en en 1860-1870 de nous dessiner la forêt telle qu’ils la voient, qu’auraient-ils représenté ? La forêt de Théodore Rousseau (les Gorges d’Apremont, forêt de Fontainebleau, 1858) ou celle de Gustave Courbet (le Cerf dans la forêt, 1867) ?

Théodore Rousseau, Les gorges d’Apremont, forêt de Fontainebleau 
Gustave Courbet, Le cerf en forêt (Musée du Château de Flers)

La voyaient-ils seulement depuis leurs jardins où la lithographie tirée de La Normandie Illustrée (1852) les montre avec des visiteurs ?

Bien sûr, ce sont d’autres personnes qui travaillaient la forêt pour eux. La forge de Carrouges consommait selon François Dornic environ 21000 stères de bois par an dans les années 1830 pour fabriquer le charbon de bois nécessaire à la production de fonte et de fer. Elle utilisait la force hydraulique de l’Udon que l’on voit couler depuis le jardin Sud-Ouest du château. Le bois venait d’Ecouves, d’Andaine proche, du bois de Monthard, mais aussi de la forêt de Perseigne, où travaillaient pour la forge, directement ou indirectement, des bûcherons et des charbonniers. Le fondant calcaire (la castine) et le minerai de fer étaient extraits de la région d’Ecouché et de Rânes. Le fer mis en verges était acheté par des fabricants de quincaillerie, clouterie, serrurerie de Tinchebray, de Sourdeval.

Nicolas Blanchard, 2025, Géohistoire d’une forêt du nord-ouest de la France (page 87). La densité des plateformes de charbonnage repérées dans la forêt d’Ecouves. Carrouges est à l’est du massif

Que dire de ce face-à-face château/forêt ? Les Le Veneur sont partis, leurs forges se sont arrêtées vers 1850. L’Etat a racheté leur château en 1936. La forêt était là bien avant eux, avant qu’ils ne débutent leur activité au XVIe siècle. Elle est toujours là. Ce n’est plus la même, comme le montrent les travaux de géohistoire conduits sur la forêt d’Ecouves, par Gérard Houzard, puis par Nicolas Blanchard.

Nicolas Blanchard, 2025, Géohistoire d’une forêt du nord-ouest de la France (p. 157). Les Le Veneur et la géohistoire de la forêt d’Ecouves

Mais on peut depuis ce balcon en forêt sentir la présence longue du massif et l’éphémère des vies rurales et forestières qui s’y sont succédées

Pour continuer :

la thèse de Nicolas Blanchard : Géohistoire d’une forêt du nord-ouest de la France, 2025, Normandie Université : https://theses.hal.science/tel-04440047/file/these_blanchard_nicolas.pdf

l’étude de François Pornic sur l’activité de la forge de Carrouges : Le travail du fer dans le Bocage Normand au XIXe siècle, Annales de Normandie, 1961 : https://www.persee.fr/doc/annor_0003-4134_1961_num_11_1_6711

le site Internet du Château de Carrouges : https://www.chateau-carrouges.fr/

un court reportage sur la restauration des appartements du château (Studio Sherlock) : https://www.youtube.com/watch?v=0K6181G-8Ew

une présentation institutionnelle du château : https://www.youtube.com/watch?v=Nm9vDaCqfuc

une visite du château centrée sur la vie de Jean de Carrouges (v. 130-1396), à l’origine du château actuel, construit en contrebas du bourg de Carrouges où était vraisemblablement située la place-forte originelle. Il est le protagoniste d’un des derniers duels judiciaires en France (1386) : https://www.youtube.com/watch?v=th5W-Xd-P9Q

l’histoire de la « dérestauration » du Cerf dans la forêt de Gustave Courbet (Musée du Château de Flers) : Pauline Hélou-de La Grandière, Claire Gerin-Pierre, Bruno Mottin et Hélène Tarantola, 2018, « Gustave Courbet : une dérestauration spectaculaire du Cerf dans la forêt », Technè [En ligne], 46 | URL : http://journals.openedition.org/techne/353 

pour le rapport de Théodore Rousseau (1812-1867) aux arbres et à la forêt :  https://www.franceinfo.fr/culture/arts-expos/peinture/theodore-rousseau-le-peintre-qui-entendait-la-voix-des-arbres-a-redecouvrir-au-petit-palais_6433807.html

Laisser un commentaire