Stromboli, Terra di dio, de Roberto Rossellini (1950) : portait de Iddu.

Stromboli, le volcan, c’est Iddu, c’est « lui » en dialecte sicilien
Iddu revient souvent dans les propos des Stromboliens sur leurs rapports avec le volcan. Pour l’anthropologue Martin Pierre, il s’agit d’une « personnification qui consiste à prêter une capacité de décision au volcan [qui] rappelle [son] imprévisibilité […] et incite à son respect ». Continuons avec l’anthropologue : « il fait partie de la vie locale. C’est un voisin, qui doit travailler et qui se fait donc voir et entendre. Il ne faut pas se méprendre pour autant : il reste le chef, et c’est lui, dit-on régulièrement, qui accepte les humains sur l’île, comme un hôte accepte ses invités […] le Stromboli peut décider à tout moment de reprendre pour lui seul ce territoire […] »
« C’est lui le chef, il ne fait que nous tolérer ici. Alors, on doit vraiment le respecter et lui laisser de l’espace. C’est vraiment très important de bien le respecter. », dit Camila, interrogé par Martin Pierre.
Stromboli, le film, c’est un portrait de Iddu et, aussi, un portrait d’humains confrontés à Iddu.
Ce portrait, on peut le voir comme un triptyque.
Il y a, d’abord, un ensemble de vues qui permettent de se saisir de l’île de Stromboli à partir de ses côtes, en en faisant le tour. C’est toujours comme cela qu’on aborde Stromboli, le volcan qui forme une île de l’archipel des Eoliennes.


Ce tour de l’île n’est pas la base du volcan qui prend pied 2000 mètres plus bas. Il vit aussi sous les eaux de la mer … Sur ce pourtour, deux sites habités. Sur la côte nord-est, le village de Stromboli. C’est là que Antonio Mastrostefano revient, fraîchement marié à Karin Bjorsen. Sur la côte sud-ouest, se trouve le village de Ginostra. Pour joindre les deux villages, pas de chemin littoral, il faut passer par les pentes du volcan. C’est ce que Karin tentera de faire pour fuir Stromboli. On peut aussi emprunter un bateau : c’est parce que Mario, gardien de phare qui lui a promis de la retrouver à Ginostra d’où ils rejoindront Naples, ne peut pas l’y amener tout de suite avec sa barque, qu’elle passe par les pentes.

Le littoral n’est pas un refuge. On a bien compris que cet espace-là est aussi celui de Iddu : les humains y sont tolérés. De leur village et des rares terres environnantes, les habitants entendent la vie du volcan : son silence est bien plus inquiétant que ses grondements. Le littoral est aussi exposé aux aléas consécutifs aux éruptions : nuées ardentes et chutes de bombes, de lapilli et de blocs. Une éruption survient pendant le tournage du film. Roberto Rossellini met en scène la fuite des habitants vers la plage. Les Stromboliens montent dans les bateaux pour gagner le large et regarder Iddu « travailler ». Ils reviendront ensuite au village. Mario constate que sa maison n’a pas subi de dégâts. Karin est effrayée du spectacle et ne comprend pas que l’on puisse revenir habiter le village après l’avoir vu sous les bombes volcaniques.



Cette scène de la fuite en bateau suivie d’un retour inquiet au village a été vécue lors de la dernière grande éruption en date, au moment où le film est tourné, celle de 1930. La grande éruption de 2019 a été filmée depuis la mer par des touristes en croisière sur un voilier. On perçoit ce que sont des nuées ardentes dévalant la pente jusque sous la surface de l’eau (voir ci-dessous).


Le littoral c’est aussi le seul lieu de l’île permettant à la population d’en tirer quelques revenus. Un peu avec l’agriculture, car les sols façonnés par le volcan, quand il ne s’agit pas de coulées de laves, sont fertiles. Beaucoup avec la pêche, dans les limites des ressources existantes. La scène de la pêche traditionnelle au thon, partie documentaire du film, est célèbre. On y voit le travail collectif des hommes ; le carré de mer bouillonnant de poissons délimité par les filets ; les thons harponnés et remontés dans les bateaux ; l’eau rouge de sang ; la prière de remerciements. On devine à l’austérité de l’habitat et au corps noueux forgés par l’effort, que ces pêcheurs embauchés à la journée par des contremaîtres sont exploités par des propriétaires mafieux qui tirent profit de la commercialisation du thon sur le marché sicilien et celui de la péninsule.


Des photographies prises en 1952-1953 par les documentaristes Daniel Holzer et Denis Bertholet nous montrent ces mêmes pêcheurs ramant sur l’eau à la poursuite des bancs de thons, travaillant sur la plage à ravauder les filets et repeindre leurs bateaux (voir ci-dessous).



Enfin, dans sa petite partie habitée, le littoral est un espace dont l’étroitesse favorise la promiscuité, la surveillance ou en tout cas le contrôle visuel de tous et toutes par tous et toutes.
De l’équilibre entre l’activité du volcan et les ressources locales agricoles, halieutiques et, bientôt touristiques – car le film de Roberto Rossellini et celui, concurrent, de William Dieterle, intitulé Vulcano, avec Anna Magnani, ont popularisé les volcans des Éoliennes comme buts de découverte touristique, dépendent les densités d’occupation de l’île et les mouvements migratoires qui l’affectent.
C’est avec cette géographie de ressources aléatoires, disputées et de flux (volcaniques, humains et autres) qu’on entre dans le film de Roberto Rossellini.
Karin, jouée par Ingrid Bergman, est lituanienne. Elle vivait en Tchécoslovaquie quand la guerre est déclenchée. Son mari architecte meurt lors de l’invasion des Sudètes. Elle passe en Yougoslavie. Lorsque le pays est envahi, recherchée par la Gestapo, elle se réfugie en Italie où elle entre clandestinement et finit par être internée. Elle poursuit sa trajectoire migratoire – et son déclassement – en épousant Antonio, un Strombolien qu’elle connaît à peine, mais qui lui permet avec ce mariage rapide, de sortir du camp. C’était pour elle un « plan B », le « plan A » consistant ainsi qu’elle l’affirmait à une camarade de camp (on y entend parler italien, français, allemand) à migrer en Argentine, ce qui lui est refusé par le Consul d’Argentine en Italie. De vieux hommes revenus de New York retapent l’intérieur de la maison du couple. Peut-être sont-ils des émigrés de 1930, la grande éruption ayant eu pour effet de faire partir de nombreux hommes, avec ou sans famille, vers l’Amérique du Nord et l’Australie.



Antonio revient chez lui, mais il doit refaire sa place dans ce village où, précisément, les places sont rares. Sa maison a été vidée : les meubles sont chez sa mère. Il est habituel que les maisons longtemps inoccupées fassent ainsi l’objet d’une réappropriation.


Daniel Holzer et Denis Bertholet qui visitent l’île en 1952-1953 proposent de nombreuses photographies de ces départs en migration qu’on ne voit pas dans le film de Rossellini.

Le deuxième élément du triptyque représentant Iddu se concentre sur ses pentes que Karin tente de gravir dans la dernière partie du film. Elles sont dangereuses. L’activité d’Iddu produit des émanations toxiques et remanie fréquemment les reliefs. Les brouillards fréquents accentuent le risque de désorientation. C’est par ces pentes que glissent jusqu’au littoral coulées de laves et nuées ardentes. Iddu est dans son espace ; nul humain n’y est toléré. Tout franchissement des premières pentes est une transgression. C’est par elles que Karin veut échapper à sa nouvelle condition de prisonnière.
Ces pentes dessinent une autre géographie, qui serait celle des épreuves qui marquent une vie et lui donnent sa direction. On peut aussi penser qu’Iddu permet aux personnes de prendre la mesure d’elles-mêmes, qu’elles soient originaires ou non de l’île, trouvant une place ou non dans leur vie pour Iddu. Certains restent ; d’autres partent ; certains reviennent et repartiront – l’un des vieux « New Yorkais » de Stromboli dit à Karin qu’il retournera à Brooklyn). Peut-être « Iddu » représente ici plus que le volcan physique, la violence des humains, la guerre, à laquelle chacun.e se mesure ou peut être mesuré.
Karin connaît une série d’épreuves : l’épreuve de la mort du mari et de la fuite ; l’épreuve de l’enfermement social du fait d’un mariage rapide ; l’épreuve du seuil (les Stromboliennes refusent d’entrer dans la maison qu’elle habite avec Antonio) ; l’épreuve de la réputation (à la suite de transgressions : la visite rendue à la femme prostituée, le bain avec les enfants et le gardien du phare, etc.).


La montée des pentes du Stromboli est un défi lancé à la nature et à la société strombolienne ; la recherche d’une voie, la plus difficile, pour sortir de sa condition du moment.




Le dernier élément du triptyque est la partie sommitale du volcan, à proximité des cratères. C’est là où Karin est immobilisée. D’autres photographies de cet espace en donnent l’image similaire d’un sol lunaire, sombre. Roberto Rossellini cadre de façon serrée Ingrid Bergman. Elle est allongée ; dos au sol, fixe les étoiles que l’on voit à notre tour. C’est un autre monde, au-delà de tout ce que l’on a vu jusqu’à présent.



Iddu opère une transmutation, en tout cas, le Iddu de Roberto Rossellini.
La question n’est pas de savoir si Karin échouera à Stromboli le village qu’elle a fui ou, d’une autre manière, à Ginestro où elle attendrait un Mario aux intentions incertaines. Elle – ou Ingrid Bergman – est ce visage et cette silhouette surnaturels au-dessus du monde des humains,
Pour poursuivre
Sur le film
La bande annonce : https://www.youtube.com/watch?v=ZXvpbGMeWk8
Regards critiques dans : http://www.films-sans-frontieres.fr/stromboli/
Sur les documentaristes, Daniel Holzer et Denis Bertholet
Stromboli 1952-1953 : https://www.swisseduc.ch/stromboli/volcano/historical-1953/stromboli_movies_1953-fr.html
Sur la pêche aux thons, sur la scène, sur les pratiques de pêche
Vincent Sorrel, 2014, La camera della morte : quand Roberto Rossellini et Vittorio De Seta filment la pêche aux thons. In R. Bonamy (éd.), Itinéraires de Roberto Rossellini. Grenoble: UGA Éditions. https://doi.org/10.4000/books.ugaeditions.1112
Nathalie Roellens, 2005, La séquence de la pêche au thon dans Stromboli de Rossellini1 : une spirale polysensorielle https://www.unilim.fr/visible/183
Vincent Maillard, 2016, Le thon, la brute et le truand, documentaire (56 mn) sur la fin de la pêche traditionnelle du thon rouge à la madrague sur l’île sicilienne de Favignana et son exploitation industrielle pour le marché japonais : https://www.youtube.com/watch?v=WBWkgQtuUdc
voir le trailer à : https://www.youtube.com/watch?v=G3iG13FQaWI
Sur le rapport des Stromboliens au volcan
Martin Pierre, 2023, Quand l’éruption ne fait pas irruption : rapport aux dangers sur le volcan Stromboli, Revue Frontières, numéro Funestes volcans ? https://doi.org/10.7202/1112440ar
Sur la mise en tourisme de l’île et la question des risques induits
Rémy Knafou, 2019, « Stromboli ou le tourisme roulette russe », Via [En ligne], 16. http://journals.openedition.org/viatourism/4799
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